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Gesellschaft

Gaston Vogel: L’INTELLECTUEL 

Gaston Vogel: L’INTELLECTUEL
Image par Felix Wolf de Pixabay

 

 HISTOIRE D’UNE INJURE

 

L’intellectuel et son rôle au sein de la société se trouvent depuis une décennie au centre de plusieurs publications.

 

Citons pour mémoire :

 

  • le dossier consacré au rôle des intellectuels de l’affaire Dreyfus à nos jours dans le Magazine littéraire de 1987

 

  • l’étude de J.F. Sinirelli, « Intellectuels et passions françaises » paru chez Fayard en 1990

 

  • the « Intellectuals » par Paul Johnson en 1998

 

  • le Dictionnaire des Intellectuels Français en octobre 1996

 

  • « Le siècle des intellectuels » par Michel Winlock en été 1997

 

  • Un ouvrage n’a pas connu l’écho qu’il mérite. Il s’agit de l’analyse publiée en 1978 chez Klett-Cotta par le professeur Dietz Bering sous le titre : « Die Intellektuellen ». Ce travail d’un grand sérieux scientifique, solidement ancré dans l’Histoire contemporaine, est fondamental, pour une meilleure compréhension des constellations politiques des temps modernes, en grande partie de nouveau glauques et ténébreuses.

 

 

Il est curieux de constater que dans sa bibliographie pourtant nourrie, Winlock ne mentionne pas l’ouvrage de Bering. C’est une bonne vieille tradition française de ne s’intéresser que fort peu à ce qui est publié ailleurs. Ainsi l’œuvre fondamentale de Samuel Beckett sur Marcel Proust publiée en 1931 a dû attendre cinquante-neuf ans pour sa première édition en français chez Minuit.

 

Il en fut de même du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein qui a mis quarante ans pour être connu en France.

 

 

 

Sans l’analyse de Bering on ne saisira pourtant pas vraiment les grandes figures de l’Intellectuel, les grandes formes de l’engagement, toujours liées à des luttes politiques ; affaire Dreyfus, guerre de 14-18, lutte antifasciste, luttes de libération nationale, manifeste des 121 pour le droit à l’insoumission lors de la guerre d’Algérie, antitotalitarisme, antiracisme.

 

 

*

 

 

Il manque à l’Europe le veilleur qui, grâce à un rayonnement exceptionnel, à l’instar d’un Léon Werth, d’un Jaurès, d’un Russel ou d’un Sartre, intervient régulièrement et avec poids sur les grandes questions de société et de politique. Chaque siècle a besoin de ses veilleurs. Le présent en semble dépourvu.

 

Serions-nous en plein dans le Kali-Yuga – le Yuga du désert moral et intellectuel ?

 

 

*

 

 

Il ne se passe pas un mois où une certaine opinion ne s’attaque à l’intellectuel.

 

Quelques exemples :

 

Le 20 mai 1993 dans son bloc-notes Max Clos écrit dans le Figaro : « Les intellectuels souffrent congénitalement de deux graves faiblesses : l’incapacité à distinguer l’essentiel de l’accessoire et l’inaptitude à sortir du maniement des mots, c’est-à-dire du bavardage pour passer à l’action ». C’est donc une race – et une race tarée.

 

Il se perd alors en éloges pour le Ministre de l’Intérieur de l’époque : « Monsieur Pasqua », dit-il, « n’est pas un intellectuel. Il agit. L’intelligentia se pose des problèmes ».

 

Le même Pasqua critiqua en automne 1997 son compagnon gaulliste Philippe Séguin en lui reprochant dans l’élaboration de sa politique de renouveau une démarche intellectuelle. Il ajouta ces mots rassurants : « Le débat, ce n’est pas tellement notre truc ».

 

Le 9 novembre 1997 s’est tenu un meeting des catholiques traditionalistes à Paris. Lors de ce meeting les intellectuels furent une fois de plus insultés comme : « intellectuels autoproclamés et sorbonnards dégoulinant de bonne conscience, coupables de complicité de crimes communistes ».

 

Cette injure est donc toujours bien vivante.

 

 

*

 

 

Qu’est-ce qui vaut au concept d’intellectuel ce mépris et ce dédain de la part de ceux qui ont le bonheur de ne pas poser de questions ? – et ils sont légion.

 

C’est la question que nous allons examiner dans la suite et vous allez voir que le concept « l’intellectuel » né d’un climat antisémite donc raciste, est devenu au fil de l’histoire, l’un des vecteurs les plus précis pour mesurer le degré d’intensité du phénomène totalitaire.

 

 

 

Origine sémantique :

 

 

Il est rare qu’un mot ait sa date de naissance précise. Celui qui est en discussion peut pourtant s’en orgueillir.

 

Si on ouvre le Littré édité en 1874 sous le mot intellectuel, on trouve certes l’adjectif intellectuel et l’adverbe intellectuellement, mais on cherche en vain le nom « l’intellectuel ».

 

Pourtant on le trouve déjà chez Saint-Simon dans son livre du système industriel qui a paru en 1821 et chez Renan dans Nephtali 1845-1846.

 

La vraie naissance se situe cependant au 19 janvier 1898.

 

Une langue vivante est un domaine flottant ; des mots disparaissent, tombent en désuétude, d’autres inconnus jusque là surgissent subitement, issus d’un mouvement instinctif et spontané et prennent corps. Ils sont comme des points de cristallisation qui se fixent au terme d’un processus de chimie collective autour de questions qui dominent et divisent l’opinion publique du moment. Ils sont chargés de climat. Tout se concentre en eux : l’angoisse des uns, la hargne et la rogne des autres et la sympathie, l’élan et l’enthousiasme d’autres encore.

 

Nous retrouvons toute cette chimie composite dans le concept « l’intellectuel ».

 

Le mot est né en France dans une atmosphère suffocante de racisme. Il doit sa genèse à l’affaire Dreyfus. Le vocable baigne ainsi aussitôt ab ovo dans un climat antisémite. Force nous sera d’évoquer ce procès qui restera une des pages obscures pour ne pas dire nauséeuses de l’histoire française au seuil de l’ère moderne – premier signe avant-coureur de Vichy.

 

Nous sommes à la fin du XIXe siècle, qui pour d’aucuns mal renseignés, passe pour la belle époque. En réalité, il s’agissait d’une époque empoisonnée. Le racisme avait mis ses griffes tentaculaires sur la France et en particulier sur la France sémite et l’atmosphère fut mûre pour un pogrom. Il fallait seulement trouver le bouc émissaire – l’individu sur la tête duquel pouvaient s’abattre toutes les tempêtes que quelques fanatiques irresponsables, tablant sur de solides assises idéologiques avaient réunies dans le ciel de la Grande Nation.

 

Rappelons qu’au printemps 1886 Edouard Drumont, le fol idéologue de l’antisémitisme pavait le chemin à l’agitation raciale à grande échelle. « La France juive » fut le best-seller français de la seconde moitié du XIXe siècle : 114 éditions en un an, 200 en tout … et il n’y avait pas encore la main contraignante du nazi allemand envahisseur. La France était à la fin du XIXe siècle un pays libre – dévorant 200 éditions d’un pamphlet antisémite particulièrement répugnant et odieux. Faut-il s’étonner que la même France devienne quarante ans après, pour citer Chirac, un complice zélé de l’occupant ? C’était Vichy avant la lettre.

 

Le thème juif devint à partir de ce moment un thème à la mode, un vrai filon pour les journalistes, aussi bien que pour les romanciers. L’Eglise catholique s’assurait en 1890 une espèce de monopole antisémite. En septembre 1890, « La Croix » se proclamait fièrement « le journal le plus antijuif de France ». Un rédacteur du journal écrivait à son directeur cette phrase symptomatique : « L’affaire de la juiverie passionne de nouveau tous les chrétiens … un grand nombre de semi-incrédules commencent à trouver qu’en France il n’y a de vrais Français que les Catholiques ».

 

Plusieurs scandales financiers tels que le krach de « l’Union Générale », les difficultés du « Comptoir d’Escompte », l’affaire de Panama venaient empester de manière aiguë le climat antijuif. Autant d’eau amenée au moulin des obsédés antisémites.

 

 

*

 

 

Se produit ou plutôt est montée alors au sein de l’armée française une affaire d’espionnage qui aura pour centre la personne du capitaine juif Dreyfus.

 

Rappelons que de bonne heure, nombre de fils de familles juives s’étaient lancés à l’assaut des carrières militaires, qui en France leur étaient ouvertes. Dès mai 1842, le journal conservateur « La Libre Parole » s’attaquait à eux comme traîtres en puissance. Pour ce quotidien, l’officier juif est par définition celui qui trafique sans pudeur des secrets de la défense nationale.

 

Dreyfus était-il le mannequin de zinc, le triste héros, involontaire et inconscient qu’on a si souvent décrit – ou était-il selon Duclert bien loin d’avoir été le figurant de son histoire, son principal acteur ? – La question n’est pas essentielle pour mon propos de ce soir. Je dirais avec Jaurès qu’il n’était plus que l’humanité elle-même, au plus haut degré de misère et de désespoir qu’on puisse imaginer.

 

Le moment n’est pas non plus d’entrer dans le détail d’un dossier où l’accusation a tenu dès le début un rôle de totale mauvaise foi. Retenons que Dreyfus fut condamné à la détention à perpétuité sur de fausses pièces à l’issue d’un procès truqué et qu’il ne fut réhabilité qu’en juillet 1906.

 

Le 12 juillet 2006, la Cour de Cassation fêtera le centenaire de l’arrêt de réhabilitation.

 

 

 

Le rôle de Zola :

 

 

L’affaire Dreyfus proprement dite ne débuta que trois ans après le procès à savoir en novembre 1897. Le véritable traître fut identifié : un nommé Esterhazy. Il eut son procès. Mais faut-il s’étonner ? Il fut acquitté.

 

Roma locuta causa finita. Il est rare de voir le pouvoir judiciaire documenter par temps autoritaire courage, indépendance et impartialité et par temps commun humanisme et équité. Rappelez-vous le beau rôle joué par les magistrats allemands à l’époque nazie. Lisez l’ouvrage publié par Ingo Müller : Furchtbare Juristen (chez Kindler en 1987).

 

Le coup de théâtre décisif et le grand tournant datent de l’été 1898, lorsque furent découverts les faux que le colonel Henry avait fabriqués de toutes pièces pour étayer l’accusation.

 

Le 13 janvier 1898, Emile Zola lance dans l’Aurore, journal de Georges Clémenceau son célèbre « J’accuse ». Il exige la révision du procès Dreyfus.

 

Le 14 janvier 1898 paraît dans la même aurore un manifeste allant dans le sens de la lettre de Zola et exigeant la révision du procès et la réhabilitation de Dreyfus.

 

C’est ce manifeste qui est essentiel dans le processus de genèse du vocable qui nous occupe.

 

En effet, cent deux personnalités de tous bords, de toutes professions, se retrouvent pour dénoncer un fait qui leur semblait scandaleux : à savoir la condamnation d’un innocent. Cela n’était jamais arrivé avant ! ! ! Phénomène unique dans l’histoire de l’Europe.

 

Parmi eux, nous trouvons Anatole France, Marcel Proust, Maurice Maeterlinck, Camille Pissarro, Claude Monet, Jules Renard, Tristan Bernard et tant d’autres.

 

Un nouveau parti était né – le parti des intellectuels. Des individus se retrouvent spontanément pour défendre un idéal de justice et de dignité. Ils n’ont pas d’autre programme que d’être collectivement écoeurés de l’hypocrisie et de la méchanceté de ceux qui alors gouvernaient la France et y rendaient justice.

 

La première liste fut suivie de nombreuses autres et si la première fut signée avant tout par des académiciens, écrivains, avocats, médecins et peintres, nous trouvons dans la sixième par exemple : des ouvriers du livre, des sous-officiers, des représentants de commerce, des négociants.

 

Eux-mêmes ne se désignaient pas encore sous le vocable « les intellectuels ».

 

Ce mot apparut pour la première fois le 19 janvier 1898 dans le journal « Les droits de l’Homme ». Le 21 janvier, le journal antisémite et conservateur dénonce en effet la « protestation des intellectuels ».

 

Le mois d’avril 1898 voit se créer en France pour ainsi dire comme contrepoids du « parti » des intellectuels, le premier parti fascisant dit « l’Action française » qui sous l’influence de Maurras se convertira au nationalisme intégral.

 

Avant janvier 1898 jamais un groupe de gens venant de tous horizons et que rien ne liait ne s’était retrouvé pour faire front contre le pouvoir. C’était un événement unique dans les annales de la France qui jusque là ne connaissait que les partis traditionnels avec leurs cartes de membre, leurs chants, leur programme, leurs mots d’ordre, leurs rassemblements, leurs statuts, leur fanatisme propre.

 

Désormais quelque chose de nouveau surgit sur la scène politique, quelque chose de plus profond, de plus dynamique, de plus spontané, et de plus profond aussi.

 

Le danger fut vite senti par les Barrès et Maurras qui aussitôt passaient à l’attaque.

 

Dans « Scènes et doctrine du nationalisme » Barrès, le tenant du conservatisme en France, fait le procès des intellectuels qui venaient tout juste de naître. Dans un article virulent : « Les intellectuels ou les logiciens de l’absolu », il s’efforce de définir le monstre qui vient de surgir et qui lui donne de violentes démangeaisons. Dans son approche, il part d’une citation d’Ibsen. « Ulric Brendel dit à Rosmersholm : Moortensgaard est un homme habile, il ne veut que ce qu’il peut ».

 

Barrès ajoute : « L’intellectuel par contre est un artiste, un scientifique, qui n’a de pouvoir politique et qui néanmoins se construit un idéal social ».

 

Il continue en serrant la définition autour du critère de la raison : « L’intellectuel est un individu qui est persuadé que la société doit reposer sur la logique. Il méconnaît que la réalité repose sur des nécessités plus reculées et peut-être opposées à l’entendement individuel ».

 

Cette définition est large. Il tombe sous le sens que la catégorie des intellectuels dépasse le cadre des artistes et scientifiques. Est intellectuel, abstraction faite de toute profession, quiconque répond à la définition dégagée et si on pense au fait que dans la septième liste des signataires on retrouve toutes sortes de métiers, force est de constater que la définition barrésienne rejoint la réalité.

 

Barrès a visé juste.

 

L’intellectuel est aux antipodes de l’héros barrésien, qui lui a ses racines dans le nationalisme et le racisme, c’est-à-dire dans le viscéral et dans l’irrationnel.

 

Dans la chimie du mot, tel qu’il est utilisé par Barrès et ceux qui partagent son idéologie, entrent les cinq composantes qui feront que le concept deviendra à peine né une injure-massue et le restera pendant presqu’un siècle. Ce sont ces composantes que nous examinerons ut singuli.

 

 

 

Définition :

 

 

Comment définir l’intellectuel ?

 

Est intellectuel quiconque est convaincu que la société doit reposer sur la logique plutôt que sur l’instinct et qui se met spontanément et sans mandat aucun en situation de témoin universel sur les grandes orientations de la cité. L’intellectuel est donc le rationaliste qui fait passer les vérités par le creuset du doute, donnant la préférence à la raison plutôt qu’au sentiment.

 

Dans son introduction au Dictionnaire des Intellectuels Français, Winnock cite un exemple éloquent : Le savant qui travaille à la mise au point d’une bombe atomique n’est pas un intellectuel. Dès lors que conscient du danger qu’il fait courir à l’humanité, il engage ses confrères à signer avec lui un manifeste contre l’emploi d’une telle bombe, il le devient.

 

S’il est bien vrai que la plupart des intellectuels sont des universitaires, il n’en reste pas moins exact que le critère scolaire n’est pas déterminant. Pour être intellectuel, on peut ne pas avoir eu de scolarité supérieure, voire de scolarité du tout. La meilleure preuve en est que dans l’océan des universitaires, les intellectuels sont de rares affluents.

 

L’intellectuel n’a pas non plus le monopole de l’intelligence. On peut être intellectuel sans être particulièrement intelligent, tout comme un intelligent est loin d’être par là-même un intellectuel.

 

L’intellectuel est avant tout une disposition de l’esprit. Dans les Noyers de l’Altenburg Malraux souligne ce trait fondamental : « Je sais maintenant qu’un intellectuel n’est pas seulement celui à qui des livres sont nécessaires, mais tout homme dont une idée, si élémentaire soit-elle, engage et ordonne la vie ». Sartre va plus loin. Selon lui l’intellectuel participe à la démystification du monde ; son objectif ultime est d’atteindre « la liberté réelle de la pensée, dégagée de tout déterminant idéologique de classe. Aussi ne sera-t-il jamais un chien de garde de l’idéologie dominante ». Il se mêle de ce qui ne le regarde pas.

 

L’intellectuel est donc autre – et comme il sort du champ tracé par le troupeau il devient la victime première du racisme – car qu’est-ce que le racisme, si ce n’est le rejet violent et irrationnel de toute altérité – cette insupportable, inadmissible altérité.

 

 

 

Le portrait barrésien de l’Intellectuel

 

 

Quel est le portrait que dessine Barrès de l’intellectuel ?

 

Il est essentiel de garder bien en mémoire les traits de ce portrait car ils seront repris par les idéologues marxistes et nazis. C’est le portrait que partagent en traits et intensité d’expression tous les possesseurs de Vérité.

 

L’intellectuel est abstrait et sans intérêt.

 

Il est donc en marge de la réalité. Barrès l’appelle avec mépris l’intellectuel kantien qui forme les gens d’après ses conceptions abstraites alors que « nous avons besoin d’hommes bien ancrés dans le terroir ». Ainsi surgit très tôt en France la Blut und Bodenzugehörigkeit. « Comment, dit-il, peut-on autoriser le gouvernement de la Raison alors que seul compte le Sentiment ». Puis, il lâche le morceau : « avec tous mes instincts je colle à la tradition lorraine. Mon sang me protège contre la race étrangère du judaïsme ».

 

1911-1912 : Barrès réfléchit sur « la proposition fameuse de Descartes » relative à la nécessité de soumettre les préjugés à la critique. Or il les connaît, ceux qui procèdent ainsi, ce sont des intellectuels : « Ils n’écoutent que leur raison. Ils écoutent les nomades, les étrangers ».

 

N’oublions pas que sous le second Empire se constituait au sein de la droite catholique le front anticartésien – les Sorel, Berthe, Bourget, Brunetière, dont plus personne ne se souvient qualifiaient Descartes de névropathe.

 

Pour Barrès, il s’agit d’enraciner les individus dans le terroir de la patrie et dans la mémoire des ancêtres et donc de combattre les intellectuels qui ont perdu tout sens du sang et des instincts.

 

C’est goebbelsien avant la lettre. Rappelons dans ce contexte que le premier parti fascisant européen est né en France et y a sévi sous le sigle : Action française.

 

La première composante nous amène ainsi nécessairement à la seconde.

 

 

 

L’intellectuel est, suivant les conservateurs, antinational.

 

Toute la presse de droite soupçonne l’intellectuel d’être suspect de trahison. Il n’est pas loyal vis-à-vis de sa patrie.

 

Serait-il loyal qu’il ne dénoncerait pas l’erreur judiciaire dans l’affaire Dreyfus. Car en la pointant il ridiculise la patrie et la nation. Un vrai patriote fait passer la patrie avant la vérité.

 

Le 30 janvier 1898 « Le Petit Journal » écrit : « Nous sommes heureusement un solide groupe de gens honnêtes qui croient en la patrie et qui sont d’authentiques Français. Nous ne voulons pas passer pour des intellectuels, il nous suffit d’être intelligents ».

 

Quand, le 30 janvier 1899, le Conseil de Guerre siégeait dans le cadre de la procédure de révision, les magistrats écoutaient sans sympathie, avec une attention toute feinte trois experts qui venaient démontrer par a plus b que le document qui avait cassé la nuque au capitaine Dreyfus était un faux – pour eux les experts étaient des intellectuels qui avaient perdu le sens national. Pour les magistrats, la patrie exigeait envers et contre tout la confirmation du jugement de condamnation ! Patrie oblige.

 

La foule réagit non pas à la signification d’un texte, mais à certains mots, à des sons, comme le taureau à un chiffon rouge. Il faut peu de temps pour la dresser en vue d’une réaction donnée.

 

Quoi de plus humiliant que de lancer à l’adresse de l’autre qu’il est antinational, anti-patrie. Les nazis en feront, nous le verrons, le « Nestbeschmutzer » – les salisseurs du nid.

 

Le colonel Henry se suicida quand l’affaire du faux éclata au grand jour. Dans leur cynisme, les barrésiens sont allés jusqu’à ouvrir une souscription pour venir en aide à la veuve du faussaire.

 

Nous trouvons sur la liste des souscripteurs tous les antisémites de France, à leur tête Drumont, Barrès et Maurras, entourés d’une ribambelle de commandants, généraux, comtes, ducs, duchesses, princes, vicomtes et barons, bref des beaux nostalgiques de l’Ancien Régime – tous sombrés dans l’oubli le jour même de leur exitus sauf un, à savoir : le célèbre poète Paul Valéry qui signe pour trois francs en ajoutant : « non sans réflexion ».

 

 

*

 

 

Juif et Protestant

Image par Ri Butov de Pixabay

 

Nous arrivons au troisième poison qui entre dans la chimie barrésienne du mot intellectuel : juif et protestant.

 

Les barrésiens et antidreyfusards aggravent la chimie du mot en y ajoutant les molécules de juif et de protestant.

 

Parmi les dreyfusards figurait en premier lieu Emile Zola. La droite souligne aussitôt l’origine italienne donc non-française de l’accusateur. De quoi s’occupe-t-il, il n’a qu’à rentrer chez lui.

 

Parmi les signataires se trouvent de nombreux Juifs, tous coalisés pour sauver le capitaine juif.

 

« Les Juifs n’ont pas de patrie », écrit la presse des conservateurs. Ils trouvent leur patrie là où ils gagnent l’argent. Ils sont ainsi les intellectuels par excellence ! »

 

Déjà le lendemain du célèbre manifeste, la « Libre Parole » injurie les signataires de « Juifs » et le 21 janvier, un lecteur écrit : « … cette bande de pseudo-intellectuels se compose de Juifs et de Protestants ».

 

Barrès écrit : « Que Dreyfus soit capable de trahison, je le déduis de son appartenance sociale ».

 

 

 

 

Décadent

 

 

Quatrième composante : décadent.

 

L’intellectuel est un décadent, un malade. Dans le roman, « Les Déracinés » (il s’agit du premier volume de la trilogie « Le Roman de l’énergie nationale », suivi en 1890 par « L’Appel du Soldat »), Barrès fait le procès de l’intellectuel. Le rédacteur en chef du Figaro, Cornély, compare les intellectuels aux théologiens byzantins. Ces derniers discutent sur le sexe des anges, alors que les Turcs assiègent la ville.

 

Peu à peu apparaît le terme de snob comme injure supplémentaire.

 

Barrès veut démontrer que le déracinement détruit toute vie morale et l’amour de la patrie, comme les abstractions détruisent les traditions. C’est ainsi que la révolution, avec ses luttes et son nouvel ordre social jeta la France dans le gouffre de l’anarchie.

 

Berthe écrit dans les méfaits des intellectuels : « L’esprit du XVIIIe siècle qui n’est un grand siècle que pour tous les rationalistes, les démocrates, les Juifs et les sorbonnards ».

 

 

 

Incompétent

 

 

Cinquième composante : incompétent.

 

Barrès pointe sur la liste des signataires le professeur de mathématiques Bertrand. « Vous voyez, dit-il, à l’exemple de ce signataire, il ne suffit pas d’être reluisant en mathématiques et nul ailleurs. Il ne suffit pas d’être académicien pour se juger compétent de critiquer la justice. Que Bertrand s’occupe de ses mathématiques ».

 

Maurice Paléologue reprochait à Zola de prendre part dans une affaire judiciaire. « C’est pire, dit-il, que si un gendarme s’immisçait dans une discussion de grammairiens ».

 

Combien de fois n’entend-on pas formuler ce reproche profondément débile. Comme si le sentiment de justice, d’égalité, de démocratie était l’affaire exclusive d’un groupe de spécialistes.

 

La cinquième composante est devenue matière à proverbes : « Cordonnier mêle-toi de ta pantoufle ».

 

 

 

Conclusion :

 

 

Nous avons fait le tour d’horizon du contenu de ce qui est devenu très vite à partir de l’analyse barrésienne une injure politique.

 

 

 

La quintuple hypothèque :

 

 

L’intellectuel enjambera ainsi le seuil du XXe siècle avec sa quintuple hypothèque (ou ses cinq stigmates) :

abstrait sans instinct

antinational

Juif-Protestant

décadent

incompétent.

 

 

La France patriotique et catholique lui avait établi sa fiche médicale.

 

Après avoir évoqué la genèse du vocable et examiné sa composition chimique, force nous est de retracer la grande toile de fond sur laquelle il était depuis très longtemps inscrit en filigrane. Car la haine de l’intellectuel est une vieille affaire. L’antidreyfusardisme et le barrésisme n’ont été qu’une étape dans la longue lutte que certaines forces de la société ont toujours réservée à l’intellectuel.

 

 

 

La grande toile de fond :

 

 

Spinoza, ce grand intellectuel, a été l’initiateur des lumières radicales. Israël a pu écrire que de l’avènement du christianisme jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, il ne se trouve que Spinoza pour rejeter catégoriquement la possibilité des miracles et du surnaturel.  Ce grand intellectuel a préparé le bouleversement intellectuel et spirituel qui allait ébranler la société chrétienne.

 

1789 sera une année très incisive et décisive dans l’histoire de l’humanité. C’est alors qu’il a été mis fin à des siècles d’obscurantisme. L’énorme bousculade avait été orchestrée par de géniaux intellectuels oeuvrant au péril de leur vie, souvent à partir de l’étranger et toujours dans une grande solitude. C’est le temps des Encyclopédistes, des Voltaire, d’Holbach, Montesquieu, d’Alembert et de tant d’autres. C’est l’époque des clercs, définis par Julien Benda comme des officiants de la justice abstraite. Ils n’avaient de cesse de faire prévaloir la Raison sur les Viscères, aussi n’est-ce pas par hasard que le siècle qu’ils marqueront de leur sceau indélébile allait devenir le siècle des Lumières. Ils n’agissaient pas en groupe, mais seuls et leur plume étant d’une suprême qualité laissait des marques profondes sur les pages de l’histoire. Voltaire intervenait seul dans l’affaire Calas.

 

Faut-il s’étonner que les forces qui ont dû céder sous les coups de boutoir des intellectuels du XVIIIe siècle n’ont jamais vraiment désarmé et attendaient constamment et attendent toujours l’occasion pour retourner la situation en leur faveur. Le XIXe siècle particulièrement agité, tourmenté était à l’image de cette lutte permanente contre les tenants de 1789.

 

Parmi ces forces figurait en bonne place l’Eglise catholique qui avait été l’un des piliers majeurs de l’Ancien Régime. Elle continuait sa lutte contre le nouveau pouvoir et ceux qui en étaient les pères spirituels. Elle agissait avec ténacité et système par prônes, prêches, sermons, confessions et son auditoire était immense : un océan d’oreilles dociles et analphabètes. Il importait d’inoculer dans le tissu du simple le mépris de tout ce qui faisait l’essence de 1789 et qu’on peut résumer dans un seul mot : le « libre examen ».

 

Il ne s’est encore trouvé aucun historien qui ait examiné l’impact de ces discours incessants sur le tissu génétique du simple. J’ai, suite à l’œuvre de Bernard Goethuysen, apporté une toute petite pierre à l’édifice qui reste à construire. Mes innombrables lectures de sermons, prêches m’ont valu des ulcères d’estomac, mais il a bien fallu passer par là pour comprendre ce qui est d’ordinaire soigneusement passé sous silence.

 

Il est un fait incontestable que l’appareil ecclésiastique n’a cessé de lutter contre ceux qui prônent la pensée libre, qui entendent faire passer les vérités toutes faites par le creuset du doute, qui avant d’accepter un raisonnement, auront au préalable pris soin de faire table rase.

 

Il n’est dès lors pas étonnant de voir l’Eglise se rabattre du côté des maurassiens et barrésiens et devenir active contre l’Intellectuel dans toutes les sociétés européennes. Le fait que Maurras ait subi la censure de Pie XI n’y change rien. Ce d’autant moins que l’agitateur nationaliste allait bénéficier en 1939 de la réhabilitation de la part de Pie XII.

 

Dans sa préface au rire de Voltaire paru chez du Félin 1994, Bertrand Poirot Delpech de l’Académie française écrit :

 

« L’Eglise catholique d’aujourd’hui ne donne aucune idée de son ascendant d’il y a deux siècles, et jusqu’au début de celui-ci. Elle ne pèse plus guère sur les comportements publics et privés. Au milieu du XVIIIe siècle, Rome disait le beau, le bon et le juste et la monarchie de droit divin lui tenait lieu de bras séculier. Le carcan qui pesait sur les sociétés européennes s’apparentait bel et bien à celui où le fondamentalisme et l’intégrisme musulmans tentent d’enfermer l’Islam de la fin du XXe siècle, et au-delà, les pays à minorités croyantes qui s’aviseraient de les contester ».

 

Ainsi bien avant Barrès et bien avant Hitler, la lutte anti-intellectuelle était entrée dans les mœurs, en tout cas dans les prônes, les prêches et les sermons.

 

 

*

 

 

Le père jésuite Delp, avant d’être étranglé par les nazis à Plötzensee, avait cette dure réflexion qui résume ma pensée : « Une histoire honnête portant sur la culture et la civilisation aura d’amères pages à écrire sur l’apport ecclésiastique, à la genèse de l’individu de masse, du collectivisme, des normes de gouvernement tyrannique ». Cette histoire n’a pas encore été écrite. Pourtant Bernard Goethuysen, philosophe qui a vécu de 1880 à 1946 et dont une partie précieuse de la vie se passait chez les Mayrisch à Colpach avait commencé à écrire cette histoire quand la mort l’arrêta le 19 septembre 1946.

 

Il avait fait pendant de longues années, dans différentes bibliothèques de France ainsi qu’aux Archives Nationales, des recherches sur les origines de l’esprit bourgeois en France. Elles lui avaient permis d’étudier la formation de la mentalité du troupeau. Il y a certaines idées-forces qui se dégagent des innombrables prônes, sermons et prêches qu’il a parcourus que ce soit dans Bourdaloue, dans Froges ou d’autres – et ce sont elles que je résumerai dans quatre propositions.

 

En voici quelques unes très faciles à documenter et qui se trouvent aux antipodes de la philosophie de l’intellectuel – L’intellectuel se définit, je dirais a contrario à partir de ces maximes.

 

 

  • La vie est trop peu de choses pour se mettre en peine de changer de condition, … la nature aime à se dilater et à se détendre ; l’esprit de Jésus-Christ nous porte à nous resserrer et à nous contenir dans notre petitesse … Heureux qui aime à demeurer en bas.

 

  • Rien n’est possible sans des habitudes nettes, fermes, et fermement gardées ; rien avec la fantaisie, le caprice, la mobilité ou le laisser-aller. Ordnung muss sein.

 

  • Nous ne jugeons pas des personnes par l’austérité de la vie, mais par la docilité de l’esprit. Ajoutons à cela que depuis Augustin au moins la seule curiosité intellectuelle était déjà regardée comme un comportement précipité, une cupidité des yeux et des oreilles, envers tout ce qui suscite intérêt puisque inconnu ou hors du commun.

 

 

Goethuysen parle en résumé de « l’heureuse médiocrité ». Le Goff démontra que dans la chrétienté, le mot « individu » baigne dans une aura louche. Dans la société chrétienne du Moyen-Age, l’individu fut celui qui n’avait pu échapper au groupe que par quelque méfait. Il était gibier sinon de potence, du moins de police. C’est d’ailleurs dans cette préoccupation anti-individualiste qu’il faut trouver l’explication du fait que le droit médiéval d’inspiration essentiellement ecclésiastique tenait tant à la règle de l’unanimité. Rompre l’unanimité était un scandale. Les gens du Politburo n’étaient guère d’un avis différent. Quiconque osait rompre l’unanimité fut expatrié manu militari.

 

Le grand canoniste Huguccio, au XIIIe siècle, déclare que celui qui ne se rallie pas à la majorité est turpis, honteux, et que dans un corps, un collège, une administration, la discorde et la diversité sont honteuses.

 

Et citons pour finir cette digression malheureusement trop courte, cette réflexion de Saint Sales : « Bienheureux sont les pauvres d’esprit, car le Royaume de Dieu est à eux, malheureux donc sont les riches d’esprit, car la misère d’enfer est pour eux ».

 

La bonne brebis tient l’esprit rangé dans les formes d’une sainte modestie, voulant savoir simplement ce qui est nécessaire et retrancher la curiosité de toute autre chose. D’où le titre que j’ai donné à ma contribution critique à l’histoire du christianisme : le Pâturage.

 

L’obéissance est la seconde vertu cardinale du christianisme. Elle prend rang aussitôt après la foi.

 

C’est dans l’épître aux Ephésiens que Saint Paul jette les bases doctrinales de l’obéissance universelle.

 

Saint Sales recommande d’obéir doucement, sans réplique, promptement, sans retard et gaiement, sans chagrin.

 

La doctrine de l’Eglise était claire à ce sujet au début du XXe siècle : Je cite le Kirchenlexikon de cette époque : « L’obéissance à laquelle se trouve assujetti l’inférieur ne doit pas dépendre de l’intelligence des motifs qui ont pu inspirer la décision des supérieurs ; des erreurs et des imperfections dans le chef des supérieurs ne sauraient affaiblir ou contrarier le devoir d’obéir ».

 

Le commandant d’Auschwitz Höss légitimait ses sévices en invoquant son devoir d’obéissance envers ses supérieurs.

 

Ce n’est pas pour rien mais des siècles trop tard, que l’Eglise a fini par présenter des excuses au genre humain. Le Mea Culpa est abusivement tardif et donc à peine crédible.

 

L’homme redeviendra seulement le modèle et la mesure de toutes choses avec la Renaissance. La Révolution française accentuera cette évolution.

 

Voilà la toile de fond très importante sur laquelle s’inscrivent les événements et faits en discussion.

 

 

 

L’EVOLUTION DU CONCEPT AU XXe SIECLE :

 

 

L’intellectuel face aux totalitarismes de toutes couleurs :

 

Nous verrons que le vingtième siècle aura pour lui des tendresses particulières. C’est le siècle des idéologies. L’apparition de l’intellectuel est concomitante à l’idéologie. Ce siècle barbare entre tous qui a connu deux guerres mondiales, d’innombrables guerres néocoloniales et surtout l’épouvantable shoah réservera à l’intellectuel un accueil chaleureux. Le vingtième sera le siècle de toutes les dictatures allant du rouge au noir en passant par le brun. Imaginez le plaisir qu’ont trouvé tous les protagonistes de la pensée monolithique à régler leurs comptes aux intellectuels. Ils devaient devenir très vite les bêtes à abattre.

 

Voici l’évolution de l’injure :

 

 

Dans le monde léniniste :

 

Le vocable fêtera son entrée dans les mœurs allemandes lors du congrès du parti socialiste allemand qui se tenait à Dresde du 13 au 20 septembre 1903. De gros nuages s’amoncelaient quand la question du révisionnisme et de l’Akademikerfrage fut abordée. Bebel prit la parole et prononça d’inoubliables paroles : « Regardez bien chaque membre du parti – regardez à deux fois, voire à trois fois s’il est académicien ou intellectuel (applaudissements frénétiques) » (« Seht euch jeden Parteigenossen an, aber wenn er ein Akademiker ist oder ein Intellektueller, dann seht Ihn Euch doppelt und dreifach an (stürmischer Beifall)) ».

 

Ces propos allaient hypothéquer pour longtemps une certaine gauche.

 

Lénine avait à son tour des pensées pieuses pour les intellectuels (Les intellectuels doivent toujours être menés avec un poing de fer). Le poing se fera d’acier sous le petit père de la nation soviétique Joseph Staline.

 

L’intellectuel fut au centre des débats de la réunion du parti social-démocrate à Londres en 1903. Lénine fit état de la théorie qu’il avait conçue sur le groupe des intellectuels. Il ramassa sa caricature dans un slogan plein de mépris : un pas en avant, deux pas en arrière.

 

Un grand débat sur les intellectuels eut lieu au 8ème Parteitag à Leipzig en 1923.

 

Brandler n’y va pas de main morte : « Ainsi que Marx le disait à juste titre : soyez très méfiants vis-à-vis des intellectuels. Nous devons exiger d’eux qu’ils ne fassent pas de leurs fantaisies obscures le point de départ pour des discussions subversives au sein de notre parti » (« Was Marx schon sagte : Seht den Intellektuellen dreimal auf die Finger ! … Wir müssen von diesen Genossen verlangen, dass sie ihre Unklarheiten, die nicht gering sind, nicht zum Ausgangspunkt zersetzender Diskussionen in unserer Partei machen »).

 

Les intellectuels seront attaqués avec virulence à Moscou en 1925 par le président du Komintern qui voit une gauche divisée en deux compartiments bien distincts : l’un sain et bon fait d’éléments prolétariens, l’autre, le groupe des intellectuels, ces petits bourgeois devenus sauvages.

 

Peu à peu l’intellectuel évolue vers un concept à part au sein du communisme, – une catégorie négative inédite. Il devient le dépotoir de toute une série de prétendus vices :

 

pour Sinoviev : L’intellectuel a une boîte crânienne tordue.

Georg Lukacs souligne son « scepticisme ».

Trotzki met en exergue sa « vanité ».

 

Et on parlera dorénavant de : point de vue de l’intellectuel, de manières d’intellectuel, de querelles d’intellectuel, … on coule un type représentatif. Ainsi le mot se charge d’un climat spécifique, d’une odeur particulière, toujours fétide sur les bords et d’un contenu très sui generis.

 

Bientôt, il suffira de dire « c’est un intellectuel » pour que tout soit entendu et que toute intervention de sa part soit privée de signification. On ne l’écoutera plus.

 

Une définition forgée par Erich Müsham fera fortune : « ethischer Schleimhuster » (un moralisateur toussoteur de bave).

 

 

 

 

L’intellectuel était insupportable pour le centralisme démocratique du monolithisme léniniste. C’était l’impossible individualiste petit-bourgeois qui refusait de se plier à la discipline du parti. On finira par faire coïncider dans sa « personne » les deux contradictions fondamentales qui selon le léninisme caractériseraient la société capitaliste : à savoir ouvrier exploité par opposition à bourgeois exploitant ; ouvrier manuel par opposition à travailleur intellectuel.

 

Puis, on s’attaque à ses compétences et capacités, celle en particulier de savoir diriger ou présenter un débat ou de prononcer un discours. Les injures seront puisées dans un réservoir de plus en plus riche : « Wortemacherpack von Intellektuellen – schönrednerisches Intellektuellen – Gesindel » (canaille d’intellectuels flagorneurs).

 

Pour mieux démolir l’intellectuel, on soulignera de plus en plus son caractère prétendument pathologique, voire décadent et son prétendu opportunisme ainsi que la manie de tout mettre en doute, bref de n’avoir pas la foi. Car dans le communisme comme dans tout autre monolithisme la foi est de rigueur. Après tout, le communisme n’est-il pas un quatrième monothéisme. A son tour c’est un possesseur de vérités. Or les possesseurs de vérité ne connaissent pas le doute. Ils ont la Vérité – au-delà de la vérité il y a l’Erreur et celle-là doit être éradiquée comme on fait avec les mauvaises herbes.

 

Le sort des intellectuels en feu RDA pouvait se résumer en cinq propositions :

ausgegrenzt (mis au banc de la société)

ausgeschlossen (exclu)

ausgeschieden (viré)

ausgespuckt (craché)

ausgebürgert (expatrié).

 

 

Dans l’univers communiste le monde des artistes était particulièrement cajolé. Ce monde est porteur du virus intellectuel à un degré d’intensité supérieure. Il s’y manifeste puissamment dans l’expression allégorique des angoisses et des espoirs. Ce monde fut en conséquence réduit à l’état de moignon. Ainsi durant un quart de siècle le principal lieu de fermentation artistique de Varsovie se trouvait relégué dans un appartement de deux pièces minuscules au rez-de-chaussée de la maison des architectes. Les choses ne sont pas nécessairement plus rassurantes aujourd’hui. Je ne parierai pas qu’avec les jumeaux au pouvoir l’intellectuel sera sous peu mieux logé que sous Jaruzelski.

 

La hargne communiste contre les intellectuels présente d’évidentes similitudes avec celle qui anime les formations réactionnaires et surtout celles d’obédience fasciste.

 

Rien de particulièrement étonnant à cela. Le phénomène haineux ne peut pas ne pas être commun à des systèmes qui tout en reposant sur des croyances et idéologies différentes, prônent le grégarisme sous la férule d’un appareil centralisé et autoritaire.

 

Si quelqu’un se permet la liberté de se sortir du pâturage bien délimité où la même herbe est broutée par tous, il porte une atteinte fatale au pouvoir du pâtre. Cette angoisse face à l’individualiste est commune à tous les totalitarismes, qu’ils soient de nature religieuse ou politique.

 

 

Dans l’univers concentrationnaire du nazisme :

 

J’aborde les douloureuses pages de la lutte anti-intellectuelle des hordes nazies.

 

Je concentre dans un premier temps mes développements sur l’Allemagne des années ’20, une Allemagne non encore formellement nazifiée. Nous allons voir comment les représentants les plus qualifiés de l’intellectuel à savoir l’artiste, l’écrivain, le penseur seront très vite marginalisés, humiliés et offensés par les idéologues de droite et une fois de plus je dois insister sur le rôle de préparation joué par l’Eglise dans la formation de la mentalité grégaire et donc anti-intellectuelle. J’ai tout à l’heure expliqué pourquoi il a dû en être ainsi.

 

Le début du vingtième siècle connaît dans les pays nordiques et germaniques une grande effervescence tant artistique que littéraire qui traduit la terreur devant un avenir apocalyptique. L’absurde envahit la littérature. Les villes et leur humanité y prennent une importance majeure. Dostoïevski annonce la naissance du rongeur intellectuel qui refuse toutes les évidences.

 

Trois éminents génies ont forgé une nouvelle et inquiétante esthétique : Dostoïevski, Strindberg et Edward Munch. Munch ouvre l’ère de la peinture moderne par « Le Cri ». L’homme du sous-sol de Dostoïevski se perd dans un monologue sans espoir. L’expressionnisme est né. Une école faite d’intellectuels qui refusent la bêtise de la guerre, mettent l’absurde au centre de leurs préoccupations, suent l’angoisse, une angoisse de prophète car ils ont senti les premiers tremblements, des séismes gravissimes qui frapperont aux bases du XXe siècle. Deux guerres mondiales – la shoah – des millions et des millions de morts disparus pour rien.

 

C’est l’époque où Tristan Tzara lisait Max Jacob au Cabaret Voltaire et terminait sa vie, penché sur les anagrammes de Fr. Villon. C’est aussi l’époque où il s’est fait injurier de juif par Gide dans la NRF.  Début 1922, Breton prépare le Congrès international pour la détermination des directives et la défense de l’esprit moderne.

 

Parmi tous ces tourmentés et angoissés d’aucuns s’appelaient intellectuels. D’autres prenaient la dénomination de : die Zwecklosen und Zielhaften, die Tollen des Soll (les fous du devoir).

 

Très tôt, ils sont attaqués par la droite catholique. Je vais citer un ouvrage que je considère comme capital pour une meilleure compréhension de certaines réalités allemandes. Mais avant de le faire, j’ouvre le « Literarischerer Ratgeber » édité en 1926 à Leipzig par le Borromäusverein qui nous indique à partir d’exemples précis les critères à suivre ou à ne pas suivre pour choisir le bon livre. Très instructif ! Impardonnable alors qu’à cette époque le nazisme affaibli par des querelles internes avait besoin d’un nouvel élan et de solides appuis idéologiques. Les meilleurs appuis parce que les moins portés à contestation lui venaient de la Sainte Eglise qui ne pouvait être suspectée de vouloir le Mal alors qu’elle est divine d’origine. Les années 1924 à 1929 furent en effet celles où Hitler allait donner à un NSDAP anarchique la structure solide qui fera de lui un parti-Etat. Ce furent aussi ces années névralgiques où se popularisaient les idées de mein Kampf.

 

Je choisis parmi une foule d’écrivains l’appréciation réservée par ce guide littéraire des Borroméens à trois d’entre eux qui occupent une place centrale dans la littérature allemande.

 

Heinrich Heine, enterré à Montmartre : « Heine fait partie de ces poètes dont l’œuvre est destructrice, en rien édifiante. Son influence énorme durant des décennies a considérablement contribué au malheur du peuple allemand » – Bon pour le bûcher.

 

Anatole France : « C’est un sceptique, un railleur pour qui rien n’est sacré » – Bon pour le dépotoir.

 

Zola : « Il existe toujours en Allemagne des littéraires qui voudraient rafraîchir la gloire fanée de ce naturaliste répugnant ».

 

Sept ans plus tard les œuvres furent brûlées sur le grand bûcher nazi – Deus est caritas.

 

Le deuxième ouvrage s’occupe de la littérature moderne et donc des intellectuels qui donnent à la culture du XXe siècle son nouveau visage : les artistes peintres et les écrivains.

 

Je puiserai largement dans les commentaires que publie à partir du 30 janvier 1908 le professeur de théologie Sleumer sur l’Index des Livres prohibés. C’est une mine inépuisable de renseignements. Le professeur a bénéficié de la laudatio suprême du pape et des plus fervents sentiments de solidarité du Cardinal Merry del Val. Nous sommes au seuil du vingtième siècle. Hitler n’est pas encore actif.

 

Ecoutons comment dans la neuvième édition du 14 septembre 1933 (c’est l’année où Hindenbourg appelle Hitler aux fonctions de chancelier) notre théologien démolit avec cœur s’entend, les nouveaux intellectuels qui animent la scène culturelle et dont les œuvres venaient de subir le bûcher nazi.

 

La neuvième édition date du 14 septembre 1933. Elle est de quatre mois postérieure au grand autodafé nazi du 10 mai 1933.

 

Ce grand feu, honte suprême de la civilisation européenne avait été des décennies avant tisonné par de divins ringards qu’une longue tradition avait spécialisés en la matière. On avait bien préparé les choses. Durant des années, de vaillantes âmes avaient travaillé au décrassement des grilles et à l’enlèvement des scories.

 

Dans les commentaires sur l’Index, Sleumer s’en prend aux intellectuels décadents dans des termes empreints d’une grande charité. Visant des auteurs comme Trakl, Heym, Hasenclever, Else Lasker-Schüler, Benn, Daubler, Werfel, Lichtenstein, il se vautre dans un jargon injurieux qui cherche son pareil : Asphaltliteratur (littérature asphaltique), Literatur des intellektuellen Nihilismus, Giftschrank (armoire à poison), Schmutzinserate, Schmutzliteratur der Lebemänner und Volksverderber (littérature pornographique des noceurs et des corrupteurs du peuple), Schmutzerzeugnisse, ekle Blätter leibsfroher Sonnenbrüder (les pages répugnantes de nudistes qui s’adonnent au plaisir de la chair), Freilufthygieniker, Weibspsychologen, Geschäftsleute des Unterleibs (négociants du bas-ventre), die bedauernswerten Kinder, die damit immer weiter von ihrer heiligen Religion abkommen, bis es mit Mischehe und Glaubensabfall endigt ; Schundhefte, Schlammflut der Unzucht (torrent bourbeux de la luxure), Unflat sinnloser Schreiberei ; Grossstadt-Sümpfe, Schmiereieren und Sudeleien » (marécages des grandes villes – immondices d’écrivailleries pleines de non-sens).

 

« Cette littérature suscite chez les jeunes garçons la luxure, chez les filles des sensations de salope, ainsi ces jeunes âmes se couvrent d’une croûte d’ordure qui colle à vie et ne s’enlève plus – du purin fait d’images – horrible chute morale de l’Occident ».

 

Faut-il s’étonner que sur cette toile de fond qui était commune à tout le peuple allemand (un peuple chrétien, n’est-ce pas, donc directement concerné par ces écrits) un Hitler n’avait aucune difficulté à trouver sympathie et compréhension quand il brûlait le 10 mai 1933 les meilleures œuvres de la littérature allemande, et quand il humiliait quatre ans plus tard à Munich les meilleurs peintres de l’ère moderne dans le cadre d’une exposition dite « Entartete Kunst » ? Kirchner – Rohlfs – Kokoschka – Barlach – Klee – Jawlensky – Otto Müller – Macke – Franz Marc – Kandinsky. On ne pourra jamais, au risque de violer l’histoire, isoler Hitler et ses nazis de ce contexte chrétien global. Faut-il vraiment s’étonner que des crimes de ce genre devenaient possibles ? Le terrain avait été préparé sur une vaste échelle bien avant qu’Hitler ne commençât à balbutier ses premières idioties. Cela est essentiel. Hitler et ses hordes ne sont que des épiphénomènes d’un noyau central durissime qui s’est formé et figé dans un passé chrétien lointain.

 

Je sais que si on y touche on soulève des tempêtes de protestation. C’est du passé, entends-je dire, oui mais quel passé ! Quel sale passé ! Quel passé criminel !

 

Les chemins vers Auschwitz sont séculaires voire millénaires, longs et sinueux. Il faut en connaître toutes les traverses, ne fût-ce que pour éviter de nouveaux crimes de parcours.

 

 

*

 

 

Après la première guerre mondiale, le mot « intellectuel » devient un concept-clé de la politique et nous allons assister à une aggravation de son contenu qui mènera tout droit des autodafés aux chambres à gaz.

 

Mais avant d’y venir arrêtons-nous un instant à deux figures particulièrement touchantes qui avaient été infectées par le bacille de l’anti-intellectualisme.

 

Je parle de Thomas Mann et de Spengler sans oublier Benn qui a consacré aux intellectuels un livre aussi méchant que symptomatique : Der neue Staat und die Intellektuellen édité en 1933. Lui aussi finira comme intellectuel pourchassé par le régime.

 

Le premier, qui l’aurait pensé, écrit dans ses « Betrachtungen eines Unpolitischen » (L’Allemagne lutte comme ultime garant de la culture contre l’entente mondiale de la civilisation). Chez ce futur intellectuel qui connaîtra comme tant d’autres intellectuels le funeste sort nazi, on retrouve dans les obscurs débuts les accents barrésiens. C’est dire à quel point cette perversité a mordu dans le tissu. Mann parle de dégermanisation. Pour Deutsch sont synonymes des mots comme « intérieur, Metaphysik, Musik, Kunst, Seele, Geist ». Nous voilà dans le filon barrésien, dans les sentiments, dans le viscéral – dans le colon.

 

Pour Spengler qui écrit le « Untergang des Abendlandes », l’intellectuel apparaît comme « etwas fleischloses, mageres, wurzelloses » (sans chair, sans racines, maigre).

 

Fermons cette triste parenthèse et abordons le nazisme.

 

Durant la république de Weimar, toute la société bien pensante était mobilisée contre l’intellectuel. Hitler avait une telle hargne contre tout ce qui était rationnel qu’il déclara le 10 novembre 1938 devant un parterre de quatre cents journalistes : « Wenn ich so die intellektuellen Schichten bei uns ansehe, leider, man braucht sie ja ; sonst könnte man sie eines Tages ja, ich weiss nicht ausrotten oder so was » (exterminer).

 

Cinq ans plus tôt, le 6 juillet 1933, il proclama tout à fait dans le sens de la philosophie maurrasienne ou barrésienne : « Ich kenne dieses breite Volk und möchte unseren Intellektuellen immer nur eins sagen : Jedes Reich das ihr nur auf den Schichten des intellektuellen Verstandes aufbaut ist schwach gebaut ! Ich kenne diesen Verstand : ewig klügelnd (toujours tourmenté, ergotant), ewig forschend (toujours recherchant), aber auch ewig unsicher ewig schwankend, beweglich, nie fest (toujours incertain, toujours mobile, jamais constant) ».

 

Le doctrinaire de l’idéologie nazie Dietrich Eckhart a le secret des maximes fines : « Le génie d’un peuple n’est pas à trouver au cerveau, mais dans le cœur » (« Das Wunder eines Volkes liegt nie im Hirm, immer im Blut »). On dirait entendre Barrès.

 

En été 1930, Goebbels ouvrait son cœur aux intellectuels : « Literatur Gesindel. Jede wahrhaft sozialistische Bewegung hat einen Todfeind : den Intellektualismus, das Literatur-Gesindel (la pègre de la littérature) ». Il parle de « Gehirnakrobaten (acrobates du cerveau), Formel-Menschen (homme formule) und Nur-Artikelschreibern. Kritikaster, Kathetertheoritiker (théoriciens de pupitre ». Ainsi nous voyons ressurgir l’ancien critère de l’abstrait et du défaut d’instinct.

 

Des gens pareils, disent les nazis, sont incapables de toute production artistique qui cherche l’inspiration dans l’instinct. La peinture expressionniste passait ainsi pour « entartet » – « intellektueller Sündenfall » (dégénéré).

 

L’ancien directeur du Folkwang-Museum von Essen, Klaus Graf von Baudissin parlait en ces termes sensibles de Kokoschka : « Der Künstler, der bloss für eine kleine « clique » dekadenter Intellektueller malte ».

 

Ensuite il fut soutenu que l’intellectuel serait sans caractère.

 

Ecoutons Goebbels en 1929 : « Pour être chef il faut du caractère, de la volonté, du savoir-faire et de la chance. Si ces quatre vertus sont réunies, alors nous sommes en présence du type idéal qui fera l’histoire. Il sera à l’opposé de l’intellectuel – l’intellectuel qui est en lui-même le symbole de la dégénérescence du bon sens » (« Zum Führer gehört dies : Charakter, Wille, Können und Glück. Bilden diese vier Grundbedingungen im genialen Menschen eine harmonische Einheit, dann ergeben sie in ihrer Gesamtheit den idealen Typ des geschichtlich berufenen Mannes »). Il sera le « Gegentyp des Intellektuellen ». Unter Intellektualismus verstehen wir nach dem heutigen Sprachgebrauch eine Degenerationserscheinung des gesunden Menschenverstandes … (signe de dégénérescence du bon sens).

 

Cinquante ans plus tard Max Clos dans le Figaro partage encore cette analyse.

 

Puis l’accent est mis sur le caractère juif de l’intellectuel. On ramasse maintenant l’intellectuel dans une formule brève mais combien lourde de conséquences : « Der Intellektuelle ist ein jüdischer Typ ».

 

Barrès s’était déjà parfaitement expliqué à ce sujet.

 

Au fil des mois qui passent, l’équation « intellectuel = juif » passera pour une réalité qui échappe à toute discussion. Ainsi l’ennemi à abattre a obtenu un visage. Il est facilement reconnaissable. C’est un Juif. Quoi de plus hideux dans l’écrasant univers nazi ? L’intellectuel est destructeur, malade, sans racines. Il est l’homme des grandes villes. « Asphaltmensch ».

 

Zersetzend : (dissolvant).

 

Ce mot hante l’imagination nazie. Il revient constamment. Tout comme revient sans cesse le reproche de la Wurzellosigkeit (sans racines). Der Intellektuelle ist ein Phänomen der Grossstadt. Wer könnte in ihrem Asphalt Wurzeln schlagen (qui peut prendre racine dans le bitume de cette racaille) ?

 

Et ainsi deux expressions sont forgées :

 

 

dekadentes Hornbrillenwesen (être décadent porteur de lunettes)

wurzelloses Nomadentum des Asphaltmenschen (errance sans racines de l’homme asphaltique).

 

 

Bering rapporte les propos de Wladyslaw Bartoszewski, secrétaire général du Pen-Club de Pologne : « Les seuls attributs intellectuels pouvaient déjà être fatals. Les méthodes pour sélectionner les intellectuels polonais à déporter à Auschwitz reposaient sur de curieux critères. En réalité il n’y avait pas de critères. C’était la plupart du temps des hasards à caractère tragico-anecdotique. Un policier désignait quelqu’un du doigt : « Toi, porteur de lunettes, suis-moi ». Le délit de faciès.

 

Dans une lettre ouverte adressée au Wort le 30 mai 1992 feu Monsieur Oppenheimer, survivant de Auschwitz, confirme les propos de Bartoszewski. Il raconte comment un jour lors d’une inspection des détenus alignés au garde à vous dans la cour, frustement vêtus et grelottant par un temps glacial, un bourreau nazi assénait à tout porteur de lunettes un violent coup de poing en plein visage. Ceux qui prenaient des précautions pour les mettre à l’abri des exactions devaient sortir du groupe – on n’allait plus les revoir.

 

L’intellectuel est le type même de l’a (privatif) allemand. Der undeutsche Typ (le type a germanique).

 

Le concept intellectuel est ainsi infecté de microbes de toutes sortes et devient l’injure suprême contre tous ceux qui, de près ou de loin, ne sont pas d’accord avec le régime.

 

 

 

Conclusion :

 

 

Nous sommes au terme d’une longue, peut-être fastidieuse analyse d’un concept qui, bien que de naissance récente résume à lui seul les basses pressions du vingtième siècle. En ce concept se cristallisent toutes les hargnes, rognes et grognes de ceux ou celles qui ne sont pas disposés à accepter critique ou discussion de quelque sorte qu’elle soit sur un sujet déclaré tabou parce que faisant partie des bases d’une idéologie ou d’une foi déterminée.

 

Ce concept est donc un merveilleux baromètre. On reconnaît très vite à la manière dont il est manié, à la façon dont il est prononcé, au contexte où il est cité, à qui on a affaire. Le concept garde une cruelle actualité. Un des chefs de Le Pen avait ce mot rassurant : « Un con de droite va toujours plus loin qu’un intellectuel assis ».

 

L’intellectuel est, en dehors de tout critère de scolarité, essentiellement celui qui refuse la catalogisation, quitte les rangs, se met en marge de la société pour mieux pouvoir l’observer, se met à l’écart du camp des mollassons et lymphatiques qui subissent la loi autoritaire. Il est l’individu qui aime, loue, condamne, vitupère, s’émeut avec fougue, s’enthousiasme, traque les hypocrites, conjure les pièges de la langue de bois, et soumet les idées reçues, les vieux clichés et les stéréotypes trompeurs au creuset du doute. Il fera constamment l’effort de faire régner la raison sur les viscères et il restera ainsi la cible permanente de ceux qui fondent le pouvoir sur l’incontrôlable, l’affectif, c’est-à-dire, sur le mystère, le miracle et l’autorité.

 

Je répète un point essentiel. La scolarité est of the smaller consequence. Combien d’érudits n’y a-t-il pas qui se plient et rampent comme des vers ? Pour être intellectuel, nul besoin d’être universitaire. Les études bien sûr ne nuisent pas, mais elles n’ajoutent pas nécessairement la substantifique moelle. J’ai un jour abordé le sujet de ce soir au sein d’un club privé. Quand j’arrivais à la fin de ma démonstration un universitaire me posa la question ingénue : « Mais sidd dir da kée Létzebuerger ». En questionnant ainsi il avait merveilleusement illustré ce que je m’étais efforcé d’expliquer. Ce monsieur me rappelait Yvan Audouard qui écrivait un jour que les cons sont de très bons accoucheurs de pensée. Ils pratiquent ingénument une maïeutique dont la rusticité n’exclut pas l’efficacité. Ils trouvent spontanément la bonne question, celle qu’on ne songeait pas à se poser, tellement elle est évidente. Ce sont des gourous à l’état naturel.

 

L’histoire démontre que l’intellectuel, s’il est un homme de haute densité, bien forgé en âme et en corps, pour employer une expression chère à Nietzsche, connu et respecté et il est d’autant plus respecté qu’il est moins sympathique, moins aimé, plus sauvage c’est-à-dire indépendant, exerce en réalité un pouvoir d’une force inouïe. Il peut réussir à malmener le pouvoir établi d’une manière autrement efficace qu’un mouvement politique d’opposition. Le pouvoir ne s’y est pas mépris. C’est la raison pour laquelle il a tout fait pour muter le terme même en injure, essayant d’assimiler l’intellectuel à ce qui est de plus méprisable : un antipatriote, un décadent, un incompétent, un farfelu.

 

Rappelez-vous les coups de boutoir que nonobstant toutes humiliations et injures, crachats et privations, des intellectuels de la trempe d’un Kravchenko, Kadaré, Sakharov, Havel, Biermann, Von Ossietzski, Kurt Tucholsky, Grosz, Hannah Arendt, ne cessaient d’asséner aux oppresseurs jusqu’à leur effondrement. Ils sont morts le cœur usé – mais ils ont eu gain de cause.

 

Rappelez-vous la voix puissante et ébranlante qui a sonné dans le désert occidental dans les années ’60. Je parle de Bertrand Russel, philosophe d’une puissance d’esprit inégalée, qui s’est levé en plein milieu de la guerre du Vietnam pour tonitruer contre ceux qui étaient en train de salir la démocratie en faisant régner au tiers monde la loi du knout et de la terreur.

 

L’intellectuel aura toujours une vie difficile. Peut-être qu’il aime cela. Il restera pour la plupart un bizarre, un curieux personnage, un bouffon même. On le désignera souvent comme bouc émissaire et on lui réservera les plus délicates attentions.

 

Et pourtant son rôle restera toujours salutaire et bénéfique, car c’est grâce à lui, grâce à la fraîcheur de son cerveau et à l’innocence cultivée de son regard que le front de l’humanisme bougera.

 

Son rôle aujourd’hui est d’une importance primordiale. Nous vivons une époque trouble et fort inquiétante : celle du totalitarisme de la sécurité rampant sournoisement et tentaculairement et annihilant peu à peu les sûretés arrachées si durement aux prédateurs de droite. Partout s’installe le big brother qui pointe sur nous son œil torve et ses chiourmes nous suivent dans les recoins les plus reculés de notre intimité. Les Codes de Procédure Pénale sont de moins en moins respectueux des droits de la défense : comparution immédiate à l’audience, condamnation à la chaîne, justice expéditive sans aucun discernement. N’a-t-on pas vu infliger dans le cadre de la campagne du CPE des peines de prison ferme à des jeunes sans casier ni antécédent ? Il faut être d’une répugnante insensibilité pour le faire. Le témoignage anonyme, l’horreur per se, a réussi à retrouver dans les Codes de Procédure Pénale en vigueur, dans certains pays dit démocratiques, ses racines inquisitoriales. Torquemades n’est pas décédé.

 

J’ai réussi par de tonitruantes interventions de tuer chez nous ce monstre avant qu’il ne fût trop tard.

 

Voyez avec quel cynisme et sur quel ton de totale banalité on évoque la torture dans les centres pénitentiaires de Guantanamo, Abou Grayab et ailleurs. C’est à peine croyable ! et pourtant c’est la triste et écoeurante réalité d’aujourd’hui.

 

Il nous faut donc plus que jamais des gens irréductiblement libres jusqu’à la plus radicale solitude – des gens qui exigeront toujours la vérité contre le mensonge d’Etat – un mensonge constant et permanent, ici comme ailleurs.

 

 

L’intellectuel est et restera l’ultime refuge contre les assauts du salaud.

 

Certaines Loges et en particulier la vôtre, qui sont autant de creusets du doute où sont brûlées les évidences et les idées préconçues que des laboratoires de pensée libre et de liberté tout court, pourront faire beaucoup pour l’assister efficacement dans sa tâche aussi difficile que périlleuse, à condition cependant qu’elles ne soient pas trop secrètes et un peu moins réservées.

 

 

 

Je vous remercie.

 

 

 

 

25.04.2006

 

 

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