Dans notre Etat qui se dit démocratique, transparent, respectueux des droits de l’homme, bref au service du citoyen, il existe à beaucoup de niveaux de ténébreuses niches auxquelles seuls quelques élus ont accès.
Là se préparent des soupes si faisandées qu’on n’ose pas les sortir au grand jour – des commis sui generis ont mission de les cuisiner.
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C’était l’année passée au début du printemps que quelques-unes de ces niches ont vu sauter les serrures sous les coups de boutoir de l’opinion publique qui n’en revenait pas de ce qu’on venait d’apprendre.
Ce fut à l’occasion d’un entretien d’embauche sur lequel on va revenir.
Depuis lors on sait qu’on y archive des fichiers secrets, que dans un premier temps on appelait les casiers bis.
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Ces fichiers nous concernent – c’est-à-dire les citoyens du pays – et aucun de nous n’y a accès.
C’est le comble du comble.
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Parmi ces fichiers il y en a un qui est particulièrement lourd de signification – on le connaît sous la désignation barbare de jucha.
Il fonctionne sous la responsabilité du Parquet.
Le jucha regroupe les traitements de données à caractère personnel mis en œuvre à des fins de prévention et de détection des infractions pénales, d’enquêtes et de poursuites.
Ces opérations sont soumises au contrôle de l’Autorité de contrôle judiciaire.
Sont-elles vraiment contrôlées ?
Après une cogitation de presqu’un an, cette Autorité, qui s’était saisie d’office, vient de déposer un rapport en demi-teinte.
Il est entre le zist et le zest.
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Dès les premières pages « force est de constater », restons en couleur locale avec cette expression qui enjolive chaque deuxième attendu d’une décision judiciaire, qu’on n’a pas voulu aller bien loin.
Ma critique concerne plus particulièrement le point discuté à la page 20 du rapport.
C’est là qu’on lit ce qu’il y a de plus effarant :
« L’application jucha est en outre utilisée pour permettre au Procureur d’État d’apprécier la moralité et l’honorabilité d’une personne. »
L’Autorité de contrôle considère, il est vrai, qu’on peut s’interroger sur les critères d’appréciation de l’honorabilité ou de la moralité et sur la très problématique ingérence dans la vie privée des citoyens.
A défaut par l’Autorité de creuser davantage la question, il nous appartient de le faire.
Première question :
Qui est le pontife en charge de cette appréciation de moralité et d’honorabilité ?
Quelle moralité ?
Aucun critère, aucune définition un tant soit peu serrée. – Sur ce point l’Autorité semble d’accord.
Rien.
Ce qui est moral pour les uns, est immoral pour d’autres ou sans intérêt.
C’est la vase.
On se base sur quoi pour dresser le portrait d’un citoyen – sur des rapports de police relatifs à des faits n’ayant jamais donné lieu à des poursuites parce qu’il n’y avait rien à poursuivre – sur des rumeurs diffamatoires portant atteinte à l’honorabilité d’un citoyen – sur du pur Beschass ?
Où sont les droits du citoyen concerné qui lui n’apprend pas ce que d’aucuns ont écrit sur lui ?
On se souvient à peine de lui – il est pour ainsi dire mis entre parenthèses.
Pourquoi ne pas lui reconnaître un rôle actif – la possibilité d’agir en lui garantissant l’accès au « portrait » sur simple demande ?
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Sans toutes ces précautions il arrive ce qui est arrivé à ce jeune homme sans casier, inconnu du « régiment », qui avait sollicité un emploi au Parquet.
Signalons en passant que 665.967 personnes sont inscrites au Jucha !!!
Tous pourront se retrouver dans la situation de ce jeune citoyen qui s’est présenté un jour comme candidat à un poste devant un aéropage de magistrats debout et assis qui le questionnaient d’une manière serrée.
Soudain l’interrogatoire tournait au vinaigre quand l’un d’eux lui demanda s’il serait un habitué du Palais – « un client ».
Le candidat en fut médusé.
Et on lui servait alors des balivernes dont il n’avait même plus mémoire qui avaient été réunies par des policiers sans qu’il y eût eu une quelconque suite judiciaire.
Résultat : on lui dit au revoir avec un balayement de main et il sort désabusé, dégoûté et éreinté de cet entretien.
Incroyable que ce jeune garçon sans antécédents judiciaires ait déjà son portrait au Jucha.
Comment est-ce possible ?
Où sommes-nous ? C’est digne d’un régime arbitraire.
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Une question très simple à l’adresse de mes lecteurs qui se retrouvent certainement parmi les 665.000 concernés.
Seriez-vous d’accord qu’on garde de vous in catimini un portrait dressé sur des données qui vous échappent – un portrait nocif qui pourrait en un instant ruiner votre avenir, faire de vous un déshérité ?
Comment peut-on tolérer cela !
« Cela » – car ça n’a pas de nom.
Comment peut-on refuser au citoyen d’avoir accès à tout ce qui le concerne et ce dès qu’il en fait la demande ? Ne fût-ce que pour lui permettre de corriger ce que d’aucuns ont pu écrire sur lui à l’instar de la fameuse Aktennotiz, un truc de « procédure » dont on a eu connaissance dans un procès retentissant, c’est-à-dire réalisé dans le secret de l’alcôve, sans contrôle aucun, sans un début d’information.
L’Autorité ne semble pas vouloir lui accorder ce droit et c’est là où le bât blesse.
N’a-t-il pas le droit de redresser des erreurs, de mettre les choses dans leur contexte vrai, de contester, de dire ce sont des mensonges, des contrevérités.
„Die gefährlichsten Unwahrheiten sind Wahrheiten mäßig entstellt“ (Lichtenberg).
Pourquoi ne pas lui accorder un droit de recours contre des inscriptions qu’il juge pernicieuses pour sa personne ?
Là encore, l’Autorité reste sans réponse.
Pourquoi ne pas lui reconnaître le droit d’en solliciter la radiation ?
Il n’y a aucune raison, pas la moindre, de se fier à ce que des agents peuvent distiller sur « nos otros » sans nous avoir au préalable invités à un questionnement contradictoire avec, à la clef, copie de ce procès-verbal sauvage.
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Que diriez-vous si l’un des fichiers archivait votre acquittement dans une affaire pénale qui dès le début était sans aucune base sérieuse et dont vous aviez dû, exposé au mépris des badauds venus écouter, subir les avatars douloureux d’une procédure traînant des années durant ?
Vous sortiriez blanchi pour rester finalement noirci.
Une fois de plus, l’Autorité n’en parle pas.
Pourquoi ce truc continuerait-il à mijoter dans le Jucha ? Pas un mot là-dessus par l’Autorité.
Un exercice épouvantable.
N’est-il pas malheureux que, dans une saine démocratie, on doive insister sur ces choses aussi élémentaires ?
Eh bien la réalité, qui est pure misère, ne trouve guère de solides critiques et recommandations dans le rapport que l’Autorité vient de déposer.
On n’a pas vraiment mis les mains au cambouis.
C’est très léger.
Il suffit de lire pour comprendre qu’on ne veut pas réformer en profondeur une si sournoise entreprise.
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Je dois dire que cela ne m’étonne pas trop.
Je me souviens de ce jour faste où on a vu le Président de la Cour Supérieure de Justice (signant le rapport en discussion comme Président de l’Autorité de contrôle) quitter le temple de Thémis en compagnie de la Procureure Générale d’Etat pour aller quereller les honorables du Premier Pouvoir pour avoir prétendument osé porter atteinte aux prérogatives du Troisième Pouvoir dont ils allaient se réclamer. – C’était précisément au sujet du jucha.
C’était touchant de voir le couple déterminé à redresser ce qu’il considérait comme une immixtion impossible dans ses droits et devoirs.
Hélas ils avaient oublié, lapsus impardonnable, que seul l’un d’eux représentait le Pouvoir judiciaire, alors que l’autre à ses côtés n’était qu’une grande « commis » du Pouvoir Exécutif.
Ce n’était plus la séparation des pouvoirs mais la confusion des pouvoirs.
Le renversement des valeurs constitutionnelles.
Ce spectacle au plus haut niveau de l’Etat, mettant en scène des principes constitutionnels de la plus haute valeur, était si étrange, si curieux, si dadaïque qu’on ne s’en sortait pas sans un petit sanglot.
Gaston VOGEL