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Gesellschaft

Gaston Vogel: De la tolérance 

Gaston Vogel: De la tolérance
Image par SplitShire de Pixabay

 

En hommage au grand, très grand, inoubliable Voltaire, qui dans son traité sur la tolérance, plaide avec ironie mordante et un style inimitable pour le respect des croyances et l’esprit de tolérance.

 

Vous allez voir que depuis, il n’y a guère eu de progrès en ce domaine, le contraire est plutôt vrai et cela bien que la raison ait pu fêter de sublimes victoires sur le front des sciences, qui d’après Arthur Koestler, était resté en hibernation depuis Archimède.

 

Le XIXème siècle finissait mal.

 

Le procès de Dreyfus sera le signe avant-coureur d’une époque particulièrement lourde et ténébreuse.

 

Une nuit totalitaire va tomber sur le monde.

 

Aussi le XXème siècle a-t-il été horrible. Toutes les barrières furent franchies.

 

Il sera archivé comme le siècle le plus ignoble de tous les temps.

 

Le siècle de toutes les intolérances – de tous les totalitarismes et fanatismes – de toutes les cruautés, de tous les supplices.

 

Le siècle des Vérités intangibles, de l’Etat unique évoqué déjà en 1924 par Zamiatin[1] qui soumet au contrôle absolu, tous les aspects de la vie mentale et physique ; des idéologies à défendre par un déluge de feu – du refus de dialoguer – de nuancer – de relativiser – avec à la clef, deux guerres mondiales – d’innombrables guerres coloniales et néocoloniales et l’indicible Shoah  – pour en parler, il faudrait déshumaniser le langage.

 

Le siècle des Procureurs – des Vychinski – des Heydrich – de la Nacht und Nebeljustiz – de la terreur policière et idéologique – de la Bücherverbrennung ; le siècle des génocides Arméniens, Juifs, Roms – le siècle d’Auschwitz et le siècle du crime d’indifférence ; le siècle des villes martyres : Guernica, Lidice, Oradour, le siècle des purges staliniennes et du Goulag ; aujourd’hui Grozny – Sarajevo – Guantanamo – Abou Grayab – Beyrouth – Bagdad – Damas – les camps de concentration pour des millions de contestataires en Chine.

 

Bref : le siècle des possesseurs de Vérités, des Führer, des Duce, des petits pères, des phares, des grands timoniers, des grands électificateurs, des bienfaiteurs comme les appelait avec cynisme Zamiatin, des ayatollahs, des mollahs… le siècle des Hitler, Franco, Staline, Pol Pot, Duvalier, Maotsedong, Kim il Sung, Salazar, Pinochet, Kadhafi, Enver Hodja, des généraux argentins contre lesquels ni les grandes prétendues démocraties d’Occident n’ont jamais levé le petit doigt, ni le bon Pape François pourtant présent et puissamment présent – la liste est inépuisable.

 

Nous venons de vivre le siècle du salaud et de l’intolérance exaspérée ; et tout porte à croire que le siècle qui vient de démarrer ne sera guère meilleur.

 

Regardez autour de vous – le sang coule abondamment tous les jours ; gaiement même comme du champagne, dirait le héros du sous-sol de Dostoïevski. – l’Iraq – l’Afghanistan – le Darfour – le Mali – la Syrie – le Liban avec ses 253 petits Hiroshimas, comme le relevait le bon Asselborn avec une clairvoyance qui n’est pourtant pas le propre de son génie.

 

A-t-on jamais vu une telle constellation d’énergumènes et de criminels aux commandes de puissants Etats ? – des menteurs tous azimuts, déclenchant des guerres sur de simples contrevérités (Iraq), torturant sans état d’âme dans des geôles échappant au regard le plus pénétrant (Guantánamo), tout en ayant le cynisme d’aller prêcher l’évangile des droits de l’homme aux pays du tiers-monde ; l’indicible guerre du Viêtnam qui a ôté le sommeil à McNamara, d’autres, aux rênes d’autres puissants Etats,  réactivent leurs laboratoires de poison et tuent au polonium 210 ou au revolver, celles et ceux qui osent contredire ou mettre en question… On prétend que les cruels attentats de 1999 qui ont causé 300 morts à Moscou s’inscrivent dans la même logique et seraient donc à mettre au compte du terrorisme d’Etat.

 

*

 

Tolérance et son antonyme sont le sujet de notre exposé qui ne peut pas se faire sans ouvrir l’épiderme et plonger dans les bas-fonds de nos sociétés où ont été générés au fil des siècles, les irrationalismes qui fondent l’intolérance.

 

Là, nous serons arrivés à l’anus du monde, pour paraphraser Dante.

 

Dans l’aventure humaine, la tolérance, c’est-à-dire la disposition au dialogue, revêt une importance primordiale, alors que c’est à ce baromètre ultrasensible qu’on mesure le mieux les hautes et basses pressions que subit la société à une époque donnée de son histoire.

 

La tolérance est un impératif périlleux, complexe et difficile. De grands esprits lui ont promis un avenir peu radieux ……

 

Le distingué poète catholique Claudel avait cette réflexion rassurante à l’adresse de Jules Renard et qui en dit long sur le lumineux avenir de l’institution : « La tolérance, il y a des maisons pour ça ».

 

Quel progrès depuis le traité de tolérance de Voltaire.

 

Que dirait-il s’il devait entendre ces propos cyniques dans la bouche d’un écrivain partageant l’opinion de l’Abbé de Houteville, qui évoquant la tolérance, parlait d’un dogme monstrueux ?

 

Dans ses études littéraires, Valéry la prédisait chose fort tardive, « Elle ne peut se concevoir, disait-il, et pénétrer les lois et les mœurs que dans une époque avancée quand les esprits se sont progressivement enrichis et affaiblis de leurs différences échangées ».

 

C’est encore fort optimiste.

 

Et voyez comme les choses vont vite – avril 1598 – Edit de Nantes – Edit de tolérance – 87 ans plus tard, octobre 1685, révocation de l’Edit de Nantes – l’Edit d’intolérance de Fontainebleau.

 

Et puis cette ordonnance de Louis XV du 16.04.1757 :

 

« Tous ceux qui seront convaincus d’avoir composé, fait composer ou imprimer des écrits tendant à attaquer la religion, à émouvoir les esprits… seront punis de mort. »

 

En lisant de telles horreurs, on comprend que la Révolution de 1789 s’imposait.

 

Il n’est pas exclu qu’il faudra attendre, pour la voir se réaliser, une mutation des gènes. L’homme n’a pas encore quitté la cage du jardin zoologique, et tout porte à croire qu’il y restera pour longtemps encore ; il est toujours au niveau des cris rauques et de la bête velue.

 

Je me rappelle toujours cette pensée de Nikos Kazantzákis qui me glace le dos.

 

Il suffit de gratter l’épiderme pour voir surgir le visage hideux de la guenon.

 

Jetez un regard en arrière et interrogez-vous sur l’holocauste, le plus grand crime jamais commis par l’homme et cela au moment où la « civilisation » avait connu le zénith.

 

Poètes, philosophes, scientifiques, musiciens, tous étaient réunis pour un monde rationnel et paisible – et pourtant le pire du pire fut commis là où Mozart, Beethoven, Bach, Brahms, Goethe, Kant, Leibniz, Hegel, Rilke et tant d’autres avaient légué à l’humanité, au plus haut degré, l’essence précieuse pour vivre dans la dignité et l’honneur.

 

À l’épicentre de la culture, a pu se développer le chancre de l’horreur.

 

Cela restera pour moi une énigme qui me donne la chair de poule. Et contribue à mon lot quotidien de nervosité et de morosité – oui cela s’est lové dans mon tissu.

 

Ce que l’Histoire enseigne est en réalité le contraire de ce que l’esprit historique y projette, non pas une progression de plus en plus consciente de l’homme, mais le retour ininterrompu des mêmes dispositions jamais épuisées au cours des générations successives (Nietzsche).

 

Quand Voltaire évoque le sort des Vaudois, dont le seul tort était d’être nés Vaudois, il n’aurait pu imaginer que deux siècles plus tard, le seul tort d’un Juif était d’être né ainsi.

 

Le massacre se faisait à la millionième puissance.

 

 

DEFINITION

 

Etymologiquement parlant le mot vient du latin : tolerantia = constance à supporter, endurance, patience – le verbe tolerare signifiant = supporter un poids, un fardeau.

 

Le concept tel qu’on le conçoit aujourd’hui est de facture récente, ainsi qu’on va le voir dans une digression historique dont je viens d’annoncer les coordonnées.

 

Essayons de cerner la définition du mot qui est dans la bouche de tous ; un mot dont chacun s’empare à sa manière soit pour dénigrer l’opinion d’autrui, soit pour faire passer la sienne par l’attendrisseur ; un vocable alibi et abîmé qui arrange beaucoup de consciences troubles, alors qu’il se prête à d’innombrables abus.

 

Dès qu’il y va de la substance d’une conviction, dès qu’on touche aux vérités établies et acceptées une bonne fois pour toutes et qui font partie du ciment de la société en général et de chacun en particulier, la tolérance butera très vite sur le mur du refus radical – c’est-à-dire de l’intolérance.

 

Car nous tolérons la plupart du temps ce qui de toute manière nous laisse indifférent ou ne nous donne que de minimes démangeaisons.

 

Et si nous feignons tolérer des choses plus graves et plus contrariantes pour nous, nous gardons quand-même quelque part dissimulés au regard direct de l’autre, des ressentiments faits de mépris et de hargne.

 

Nous lui en voulons !

 

Nous ne tolérons en effet pas ce qui porte atteinte à nos vérités ou ce qui simplement est susceptible de les menacer.

 

La tolérance communément pratiquée et prônée est celle qui ne sollicite que de médiocres efforts, parce qu’elle s’exerce sur la périphérie des choses, sur des points qui ne sont pas essentiels, bref loin des noyaux durs et névralgiques.

 

*

 

Par ailleurs il entre dans ce mot une espèce de condescendance difficile à supporter.

 

Reconnaissons qu’il y a un rien méprisant que de dire à quelqu’un, qu’on tolère ce qu’il pense ; ou qu’on tolère que lui aussi existe, pense, vit, se manifeste.

 

Il faut une énorme dose d’arrogance pour en arriver à une aussi charitable indulgence, n’est-ce pas ?

 

Il y a ainsi dans ce vocable un je ne sais quoi de faux.

 

Je le remplacerai bien volontiers par une notion plus élevée, moins équivoque, moins hypocrite, moins faussement mirobolante.

 

Je parlerai de respect et d’empathie.

 

Il faudrait que cela se passât comme en physiologie où on parle d’un rapport entre deux ou plusieurs organes plus ou moins éloignés les uns des autres et qui fait que l’un d’eux participe aux sensations perçues et aux actions exécutées par l’autre.

 

Je définis la tolérance comme le respect qui doit s’étendre jusqu’aux opinions, qu’on réprouve, qu’on juge fausses et dangereuses voire qu’on juge inquiétantes pour sa propre pensée essentielle.

 

La tolérance postule ainsi l’absolu droit à la différence – à l’altérité.

 

*

 

Elle ne va pas sans une très grande curiosité intellectuelle et en ce sens elle présuppose une solide liberté intérieure et une vaste ouverture sur le monde.

 

Cette vaste ouverture implique la prise en considération d’une multitude de points de comparaison, qui elle entraîne de manière contraignante la relativisation des vérités, d’où la résultante inévitable, à savoir la tolérance et la disposition au dialogue avec l’autre.

 

La curiosité intellectuelle et la culture sont un gage de tolérance.

 

Pour y arriver il nous faut bousculer l’habitude – la terrible habitude – « le paratonnerre de notre existence », disait Beckett.

 

L’habitude est l’ancre qui enchaîne le chien à son vomi.

 

L’être voué à l’habitude se détourne en effet de tout qui ne se laisse pas ramener à l’un ou à l’autre de ses préjugés intellectuels et qui résiste aux propositions de l’équipage de synthèses dont il dispose, entraîné par l’habitude selon le principe du moindre effort.

 

Tolérer par contre n’empêche pas qu’on exerce une critique intellectuelle, aussi acerbe fût-elle.

 

Tolérer ne signifie pas se résigner et accepter – ne signifie pas l’abandon de ses propres positions – ne signifie pas qu’on cesse de dénoncer l’inacceptable – ne signifie pas qu’on renonce à combattre des idées néfastes et dangereuses.

 

La tolérance n’est pas une abdication !

 

Elle signifie essentiellement qu’on garde à l’adversaire son intégrité morale, intellectuelle et physique et qu’on ne cherche pas à l’éliminer en le mettant au ban de la société ou en le supprimant, comme on l’a fait durant 2 millénaires à l’encontre du Juif, dont on refusait l’altérité.

 

Elle s’oppose au bûcher, à l’Index, au pénitentiaire, au goulag – aux mesures de coercition – à la fatwah des ayatollahs ou à la mise à feu  en 1990 de salles de cinéma à l’occasion de la projection du film de Scorcese, la Dernière Tentation du Christ.

 

Elle ne tolère pas la répression de l’opinion de l’autre, fût-elle dure à écouter, sauf bien entendu si l’autre s’apprête à commettre des crimes au nom de son idéologie, car là est la limite où une tolérance persistante se muterait en bêtise. On ne devient pas le mouton de sa tolérance.

 

*

 

Où peut-on trouver les racines de cette intolérance qui a toujours été une marque de la civilisation occidentale ?

 

Nous abordons les fouilles sous l’épiderme et nous faisons notre descente dans les profondeurs où on a déposé les grandes vérités intangibles !

 

Nous y trouvons la loi du solide, la loi de l’immutabilité – Le Moi, l’âme, Dieu et toutes les vaches sacrées de l’Occident Chrétien.

 

Notre pensée ne peut se concevoir que dans le cadre du solide, de l’incontestable, de l’immuable, de ce qui fait une prétendue Vérité qui échappe au bistouri de l’analyse dialectique.

 

Pour la pensée traditionnelle chez nous, c’est une évidence sous-cutanée que quelque chose existe ou plutôt doit exister (doit …. parce que sinon tout un monde s’écroulerait) qui soit en permanence et à perpétuité immuable, c’est-à-dire rebelle à toute mutation.

 

Un tout petit exemple de la vie de tous les jours.

 

Ainsi le législateur refusait la mutabilité des contrats de mariage, qu’une fois conclus, devaient rester à tout jamais inchangés.

 

Ainsi, on retrouve jusqu’aux plus petits recoins de la vie civile, le principe de l’immutabilité.

 

Il nous faut des vérités – du solide. Bergson a parfaitement bien résumé cette hantise : « notre logique, née dans les solides, est une logique des solides ». Nous aimons qu’on nous dise que cette table est carrée, qu’elle mesure autant et coûte autant. Les choses nous paraissent intelligibles dans la mesure où elles peuvent être analysées en fonction de nos références de vérité : poids et grandeur.

 

On a désigné ce solide par le concept anesthésiant de substance. Le concept fut emprunté au latin philosophique.

 

SUBSTARE : se tenir dessous.

 

Quand Nietzsche s’interroge sur l’origine de la logique, il écrit : « Pour que naquît le concept de substance indispensable à la logique, il a fallu qu’on ne vît, ni ne sentît longtemps ce qu’il y a de changeant dans les choses. »

 

La substance est le noyau qui reste quand l’accidentel qui s’y est greffé au fil des temps est essuyé – Elle se blottit sous les croûtes du temps à la manière d’un diamant sous sa gangue.

 

En grec, l’OUSIA ou la parousia est ce qui persiste et demeure en dépit de tous les changements. Cette parousia implique nécessairement une cohérence absolue.

 

Il n’y a pas de place pour une coexistence de valeurs contraires.

 

Elle exclut per se le principe de la contradiction.

 

C’est là où le bât blesse.

 

Pour toute ontologie substantialiste, la contradiction est la marque d’un néant d’être et de pensée.

 

Rien n’est plus rassurant pour l’esprit et le « Gemüt ».

 

Savoir que quelque chose en ce monde résiste et subsiste envers et contre toutes les injures du temps apaise l’angoisse de la disparition, de l’éphémère.

 

L’homme n’a jamais accepté la Mort – il désire de toutes ses fibres l’immortalité. Il ne veut pas disparaître dans le tourbillon du chaos.

 

Dans une multitude de cœurs attristés, vit l’espoir ténébreux d’être un jour ou l’autre réincarné, ne fût-ce qu’en mouche de la viande ou en guêpe. N’importe quel insecte vivant vaut toujours mieux qu’un squelette sans potentialité de résurrection.

 

Mais rassurez-vous ils n’auront pas la chance de boire l’hémoglobine des survivants.

 

C’est la tragédie de l’homme que de se cramponner ainsi à la vie, de délirer en rêvant, tout en sachant parfaitement qu’il doit disparaître. L’animal paraît-il n’a pas la même conscience. Cela explique peut-être que son regard soit si plein d’innocence et de bonté.

 

Je me souviendrai toujours de ces vers de la 4ème Elégie de Dumo où Rilke nous apprend l’amère vérité : « Blühn und verdorren ist uns zugleich bewusst. Und irgendwo gehn Löwen noch und wissen, solang sie herrlich sind, von keiner Ohnmacht ».

 

Ce sont ces raisons pour lesquelles l’homme, en desdichado s’est donné des VERITES et une Identification qui ne souffre pas de discussion : son MOI, c’est-à-dire quelque chose de tout à fait à part qui lui survivrait, que lui posséderait jusqu’au moment où il aura la surprise d’être déboussolé par la maladie d’Alzheimer.

 

Une légère modification d’ADN par méthylation provoque aussitôt une instabilité des mutations. On assistera à la consolante transmission du syndrome de l’X fragile. Que peut représenter une âme frappée de retard mental héréditaire !

 

Cette âme est pourtant l’obsession de base qui a structuré la pensée occidentale.  Elle a donné lieu à un arsenal d’arguties – et de ratiocinations qui ont fait trembler de rire les Chinois quand ils en entendaient parler pour la 1ère fois.

 

 

En d’autres termes, la Raison a été sollicitée de tous temps pour trouver la meilleure voie afin de neutraliser l’angoisse existentielle, c’est-à-dire la peur de devoir quand même un jour disparaître et abandonner son cher MOI.

 

Et ainsi on s’est mis à construire des vérités enchaînées par des arguments de diamant et de fer et on est prêt à se déchirer pour elles. On n’accepte pas qu’on vienne les contrarier inutilement.

 

Toute une dialectique a servi à cette idéologie du solide.

 

J’ai toujours cru que c’est dans ce fond obscur, sombre où se mêlent espérances et tourments de toutes sortes, les affres serrant la gorge et oppressant la poitrine que sont nés des concepts qu’on a voulus hors du temps : DIEUl’ÂME MOI ETRE-, des substances au cube, qui tombent sous le sens, qui sont là comme des blocs monolithiques sur lesquels l’âme désemparée peut s’accrocher quand elle chavire.

 

Ces absolus, que Patrick Declerck a désignés dans un article du Monde consacré au « blasphème, une nécessité » comme béquilles métaphysiques à l’usage d’esprits épuisés que l’inéluctabilité de la mort et l’horreur de la corruption des corps effraient au-delà de ce que leur faiblesse peut supporter.

 

L’âme fait partie de ces tragiques convictions qui alimentent l’illusion de pouvoir nous échapper de l’ultime brasier et de nous fixer quelque part au firmament à tout jamais en bonne Santé.

 

L’âme est au tabernacle des Vérités intangibles.

 

C’est la grande vache sacrée de l’Occident chrétien. Personne ne l’a vue. Aucun chirurgien ne l’a trouvée à ce jour à la pointe de son bistouri – et pourtant on insiste bêtement sur son évidence et on refuse toute discussion à ce sujet. –

 

Nietzsche dit qu’elle fait partie du « Gesamthaushalt der Menscheit“.

 

Et ce n’est pas par hasard que tous les philosophes anti ou plutôt asubstantialistes ont été soit négligés, soit combattus.

 

Aristote, le père du substantialisme a eu dans l’histoire de la philosophie occidentale un rôle autrement important qu’Héraclite, le penseur du panta rhei – de l’éphémère, du mobilisme universel, du dynamisme de créations sans cesse renouvelées – le père de la pensée dialectique moderne.

 

Notre intellect et notre imagination ne sont pas à l’aise quand nous lisons chez Héraclite :

« On ne touche pas deux fois une substance périssable dans le même état, car par la promptitude et la rapidité de sa transformation, elle se disperse et se réunit à nouveau, ou plutôt, ni à nouveau, ni après, c’est en même temps qu’elle se rassemble et qu’elle se retire, qu’elle survient et s’en va ».

 

Plus de 2500 ans plus tard les Curie ont confirmé la vision suprême de ce penseur antique. « L’expérience montre qu’il n’existe ni immobilité, ni constance, mais une trépidation universelle, un devenir incessant. Le changement est la seule réalité ».

 

Nonobstant une analyse d’une implacable lucidité, les penseurs asubstantialistes, c’est-à-dire sans vérités déclarées, ont de tous temps été marginalisés. Ils étaient angoissants, trop lucides. Ils avaient, comme dirait Dante, la vue suprême des choses.

 

Si on porte un regard sur la philosophie grecque, on est vite frappé par le fait que tant la pensée de Platon que celle d’Aristote sont marquées comme le relève à juste titre Arthur Koestler dans son livre « Les somnambules » par la phobie du changement. On peut retenir, dit-il, comme indice essentiel de la cosmologie de Platon : la peur du changement, le mépris, la haine des concepts d’évolution et de mobilité.

 

On retrouve cette attitude pendant tout le Moyen-Age, accompagnée de la même aspiration vers un monde de perfection éternelle, immuable, un monde de vérités.

 

Nous touchons ici du doigt tout ce qui fait la vérité dans son sens absolu, c’est-à-dire dans un sens figé qui n’en tolère pas un autre.

 

Cette vérité ne varie pas ! Elle exclut l’Erreur – elle refuse de trouver son complément dans le contraire.

 

Elle est – et elle est immuable.

 

C’est dans ce contexte qu’il faut par exemple replacer l’obsession du cercle chez Platon. Platon était persuadé, pour lui cela avait valeur de dogme, que la forme du monde ne pouvait être qu’une sphère parfaite, et que tout mouvement ne pouvait s’effectuer qu’en cercles parfaits à une vitesse uniforme (Timée 33B – 34B).

 

Koestler commentant cela écrit :

 

« La tâche des mathématiciens était désormais de mettre au point un système qui ramènerait les irrégularités apparentes des mouvements planétaires à des cercles parfaitement réguliers. Cette tâche allait les occuper pendant deux mille ans.

 

Platon avait jeté à l’Astronomie un mauvais sort dont les effets durèrent jusqu’au début du XVIIème siècle, jusqu’au jour où Kepler démontrait que les planètes se déplacent selon des orbites ovales, et non pas circulaires. L’histoire de la pensée n’offre sans doute aucun exemple de persévérance dans l’erreur aussi têtue, aussi obstinée que cette malédiction du cercle qui tourmenta l’Astronomie pendant deux millénaires. Ce fut le rôle d’Aristote de promouvoir l’idée du mouvement circulaire au rang de dogme astronomique ».

 

Cette Vérité, en réalité une grave ERREUR, allait servir jusqu’au XVIIème siècle comme critère de démonstration d’une autre Vérité, celle-là de nature biblique.

 

L’Eglise allait épouser ces théories totalement erronées. Cela arrangeait sa vision du monde.

 

N’oubliez jamais qu’à partir de Platon et d’Aristote, les sciences naturelles ont commencé à tomber en disgrâce et en décadence et l’on ne redécouvrira que quinze cents ans plus tard ce que les Grecs avaient accompli au VIème siècle avant notre ère.

 

Koestler écrit : « L’aventure prométhéenne qui avait débuté vers 600 avait en trois siècles perdu son élan. Suivit une période d’hibernation qui dure cinq fois autant avec toutes sortes de menaces d’extermination pour quiconque allait toucher à ces Vérités ».

 

Rappelez-vous le procès de Galilée au début du XVIIème siècle. La menace du gril fut une évidence. Ne perdez pas de vue la mise à l’index des œuvres de Copernic dès le 05.03.1616 et cela jusqu’en 1822 – Cela fait à peine deux siècles que l’Eglise autorise la lecture des traités de Galilée.

 

Au début du XXème siècle, l’avènement des grands télescopes nous a fait comprendre que l’astre Terre se perd parmi cent milliards d’étoiles de la Voie Lactée, qui elle se perd à son tour parmi les centaines de milliards de galaxies peuplant l’Univers.

 

C’est ainsi qu’il y va des Vérités.

*

 

Voilà des points essentiels de l’histoire de la pensée occidentale et des fois j’ai l’impression qu’ils disparaissent dans le marais des gloses globales.

 

Or comme en chose religieuse la Vérité est le pilier porteur de l’édifice, il n’est guère étonnant que c’est là où on trouve depuis toujours le terrain le plus fertile pour le fanatisme et l’intolérance.

 

Le mot fanatisme nous vient du latin fanum = le temple – c’est le lieu géométrique de toutes les vérités et partant de toutes les intolérances, ce qui a fait dire à Victor Hugo que rien n’égale la puissance de surdité volontaire des gens qui hantent ces lieux sacrés.

C’est dans le naos de ces sanctuaires que des chamans ont déposé in illo tempore les grands poisons qui ne tolèrent aucun antidote : DIEU – L’ÂME.

 

*

 

Le mot tolérance est de facture récente et il est intéressant d’exposer sa genèse.

 

Nous connaissons sa date de naissance :

 

Il est né au XVIème siècle et ses origines sont sanglantes.

 

La tolérance en Europe chrétienne reste liée au massacre qui a eu lieu en août 1572 à la Saint-Barthélemy.

 

Voltaire ajoute « dont il n’y avait aucun exemple dans les annales des crimes ».

 

10 ans avant, en 1762, le massacre de Toulouse – 4000 morts.

 

Dans son traité sur la tolérance, Voltaire évoque cet épicentre du fanatisme religieux.

 

Dix ans après, ce fut la Saint-Barthélemy et c’était de loin plus sanglant.

 

A cette époque, l’Eglise catholique avait à affronter une de ses crises majeures, une des plus dangereuses révolutions spirituelles et politiques à savoir la naissance du protestantisme.

 

A cette époque aussi l’idéal collectif du Moyen-Âge se brisait contre les aspirations tumultueuses de l’individu.

 

Cela n’allait pas de soi. Une série de convulsions allaient coûter la vie à d’innombrables innocents.

 

Le mois d’août 1572 était sous le signe du Seigneur.

 

« Le 24 août le tocsin de Saint Germain l’Auxerrois sonna depuis quatre heures du matin ce que l’Histoire appellera les « Mâtines parisiennes » ».

 

La mort et le sang couraient les rues. L’ivresse meurtrière, la cupidité, la luxure se déchaînaient ad maiorem Dei gloriam.

 

Giovanni Michieli écrira :

 

« On vit alors quelle peut être la force de la passion religieuse et cela semblait une chose étrange et barbare de voir dans toutes les rues des gens commettre de sang-froid des cruautés contre des compatriotes inoffensifs, souvent des connaissances, des parents…. Quel était le nombre des victimes ? On en discute depuis le premier jour du massacre ».

 

La plus forte exagération est celle de Péréfixe, précepteur de Louis XIV, puis archevêque de Paris, qui parla de cent mille morts.

 

Bossuet écrivant à peu près à la même époque, donna le chiffre le moins élevé : six mille.

 

Selon Brantôme, Charles IX « prit fort grand plaisir à voir passer sous ses fenêtres plus de quatre mille corps de gens tués ou noyés qui flottaient le val de la rivière ».

 

Quoiqu’il en soit quant à la quantité, le 8 septembre, Rome fut en liesse et remercia solennellement le ciel de ce bienfait.

 

« Jamais événement ne fut célébré à Rome avec tant d’éclat. Jubilé d’actions de grâces, médailles commémoratives, salves d’artillerie, Te Deum se répondant d’une église à l’autre, procession grandiose, commande au peintre Vasari d’une fresque murale qui perpétuait les scènes du 24 août, rien ne manqua. Et pour finir « l’Oremus après la messe d’action de grâces dite à l’Eglise Saint-Louis des Français à Rome » pour le très grand bienfait reçu de Dieu ».

 

« Dieu tout puissant, qui résiste aux superbes et fais grâce aux humbles, nous t’offrons le tribut de nos louanges les plus ferventes pour ce qu’ayant égard à la foi de tes serviteurs, tu leur as accordé un triomphe éclatant sur les perfides adversaires du peuple catholique et nous te supplions humblement de poursuivre dans ta miséricorde ce que tu as commencé dans ta fidélité, pour la gloire de ton nom qui est invoqué au milieu de nous. Au nom du Christ exauce-nous. »

 

(Les citations sont tirées du livre « Le Massacre de la Saint Barthélémy par Philippe Erlanger nrf Gallimard 1960 pages 164, 170, 193, 194, 201, 265).

 

Terminons cette digression par ce cuisant résumé de Lichtenberg :

 

« Da sie sahen, dass Sie ihm keinen katholischen Kopf aufsetzen konnten, so schlugen Sie ihm wenigstens seinen protestantischen ab ».

 

Ces jours et ces nuits de „Kristall“ passés, Henri IV alla signer le 13 avril 1598 à Nantes le fameux Edit de Tolérance dont les articles furent débattus comme on fait entre belligérants.

 

La liberté de conscience fut proclamée pour quelques instants dans tout le royaume.

 

Bientôt le haro sur l’hérétique deviendra un slogan universel et l’étouffement à petites goulées s’emparera de la tolérance.

 

A peine 100 ans plus tard, le 17.10.1685, l’Edit de Nantes fut révoqué et Louis XIV allait restaurer le règne de l’intolérance par l’Edit de Fontainebleau.

 

Et une fois de plus tombait la nuit totalitaire, qui allait trouver son point culminant dans le meurtre de Callas, commis dans Toulouse, avec le glaive de la justice le 09.03.1762.

 

Quelle bouffée d’oxygène que de lire l’extraordinaire traité sur la tolérance rédigé par le très grand Voltaire peu après la date de cette épouvantable et scandaleuse affaire.

 

Ce traité fait date sur le long chemin de l’intolérance, tout comme il fera date sur le chemin souvent impraticable d’une justice qui se rend au sceau de l’arrogance du pouvoir.

 

C’est ainsi que le vocable qui nous sert de sujet ce soir a fait tristement son entrée très réservée et toute éphémère en Europe chrétienne.

 

Voilà pour le pedigree.

 

*

 

De toutes les religions, les monothéistes sont les plus intolérantes – si bien qu’il est permis de dire que le recul du polythéisme (aucune société n’était plus tolérante en chose religieuse que la romaine) était un recul de civilisation.

 

Mono – la terrible syllabe.

 

Mono – qui signifie d’après l’ancien grec monos « seul », c’est-à-dire je suis tout par moi-même.

 

C’est ici que la Vérité a été de tous temps la plus virulente. Elle est absolue et rebelle à la discussion. Et si la conjoncture s’y prête, son respect est sanctionné par le bûcher. Certes, il y a eu d’heureuses exceptions, mais elles ne font en général que confirmer la règle. Je pense à la Tolède d’Alphonse X le Sage – à cette Tolède des Mozarabes où coexistaient d’une manière pacifique et brillante pendant une éphémère période de 50 ans les 3 monothéismes – où étaient à l’œuvre les Al-Kindi, les Ibn Sina, les al- Arabi – les Samuel Levi Abulafia. Evénements d’une grande rareté.

 

L’Histoire nous enseigne malheureusement que la plupart des crimes ont été commis au nom de Dieu. Gott mit uns !

 

Croisades, guerres de religion, bûchers, tortures, pogroms, et j’en passe.

 

Un long apprentissage de fanatismes religieux provoquera tôt ou tard l’intolérance sur des plans plus généraux.

 

On s’habitue très vite à l’intolérance.

 

L’exercice contraire est extrêmement difficile et fragile.

 

Il n’est donc pas surprenant que c’est dans le domaine des religions que l’on s’est livré les pires batailles – et c’est ainsi forcément ce domaine qui doit retenir notre attention plus que tout autre. Loin de moi l’intention de contrarier les croyants. Ils doivent une bonne fois pour toutes admettre les évidences qui concernent leur religion. L’Histoire ne triche pas.

 

Rares sont les époques où l’homme était admis à spéculer librement sur son statut ontologique, sur sa manière et sa volonté d’être, sur ses choix élémentaires, sur les questions cruciales, sur ses croyances et ses superstitions.

 

A Rome, Cicéron pouvait douter de tout.

 

Lucrèce nia tout – et on ne leur en fit pas le plus léger reproche (Voltaire).

 

On chantait sur le théâtre de Rome « Post mortem nihil est ipsaque mors nihil ».

 

Et au Sénat régnait le principe : « Deorum offensae diis curare » – C’est aux dieux seuls de se soucier des offenses lancées contre eux.

 

Il se trouvait toujours quelqu’un qui se substituait au petit homme, raisonnait et interprétait à sa place, indiquait avec mystère et autorité la voie, la seule voie à suivre ; désignait, si l’esprit était en suspens entre deux causes, le cas à éliminer et était pris par la frénésie à contrôler les consciences.

 

En chose religieuse, il y va de l’absolu ; c’est-à-dire de ce qui est immuable, éternel et qui ne se prête donc ni au doute, ni au jugement. La Vérité exclut le pluralisme et la diversité.

 

On retrouve cela dans le communisme qui est apparenté au domaine monothéiste, alors qu’il est une doctrine monolithique se traduisant par le Parti unique et l’optimisme idiot dans l’avenir d’une société sans classes – bref un Paradis ici-bas.

 

Tant que cette conscience du monopole de la Vérité, de l’interprétation figée des fins eschatologiques de l’homme ne s’accompagne pas de la volonté de convertir au besoin manu militari ; c’est-à-dire tant qu’elle s’abstient de toute violence et de tout chantage, il ne se pose pas de problème majeur, car sur ce point j’abonde dans le sens de Mirabeau qui disait :

 

« Je ne viens pas prêcher la tolérance ; la liberté la plus illimitée de religion est à mes yeux un droit si sacré que le mot tolérance qui voudrait l’exprimer, me paraît en quelque sorte tyrannique lui-même, puisque l’autorité qui tolère pourrait ne pas tolérer ».

 

*

 

Je voudrais maintenant examiner le concept au regard de cultures et de civilisations qui sont aux antipodes de la nôtre.

 

Et je choisis pour le faire la culture et la pensée chinoise.

 

*

 

Si, comme nous venons de le voir l’Occident a connu de tous temps la peur du changement et de la contradiction, et comme remède la VERITAS, c’est-à-dire l’Immuable, la Chine ne pouvait imaginer dès le réveil de sa pensée un monde sans changement et un univers sans contraires complémentaires, ce qui l’a amené à tout relativiser.

 

C’est dans le Yi king – le classique du changement, que se trouve concentrée la substantifique moelle de la pensée chinoise. C’est dans ce livre de fond à toute une civilisation qu’est évoqué le caractère improvisant de l’immanence.

 

L’Extrême-Orient avant sa contamination par le marxisme-léninisme, n’a jamais connu le vertige substantialiste – pour lui, la réalité n’a toujours été qu’un tissu de relations en mutation permanente.

 

Cela ne signifie évidemment pas que la Chine eût été, politiquement parlant, à l’abri d’abus et de perversités. La politique a ses lois propres. – La soif du pouvoir et le désir de le garder sans partage en sont les tristes moteurs. Et cela est universel. La bête velue le veut ainsi.

 

Cela ne veut pas dire non plus que la Chine ne connaisse pas l’intolérance, la torture, l’arbitraire. Nullement. Cela veut simplement suggérer et l’histoire de la civilisation chinoise est là pour le confirmer que ce qu’on appellera dans la suite la complémentarité des contraires, pourrait constituer un renversement d’optique mieux approprié pour un plus de tolérance. La pensée chinoise est incontestablement moins chargée d’indigestions et de poisons. Elle n’est qu’allusive.

 

Politique mise à part, la société de la Chine classique, dirigée par des Mandarins, des intellectuels, des scribes développant leur intelligence et leur sensibilité loin des centres classiques de l’Occident n’a pratiquement jamais connu ni totalitarisme, ni dogmatisme, ni fondamentalisme – il faut excepter l’éphémère doctrine légaliste qui avait cours à l’époque de l’unification 220 avant.

 

Si en Occident hellénisé, la non-contradiction fut de tous temps la marque de la cohérence du discours, la contradiction a constamment fait pour la Chine la profondeur du discours.

 

Le Chinois trouvait normal d’affirmer les contraires :

 

« Ce qui est un est un, ce qui n’est pas un est également un » – un tel raisonnement est aux antipodes de la pensée grecque.

 

Aristote aurait aussitôt attrapé une indigestion.

 

Quel est l’énoncé proprement logique du principe de non-contradiction ?

 

Deux propositions contradictoires ne peuvent être vraies à la fois.

 

S = P et S ≠ P ne peuvent être vraies à la fois.

 

Tout commentaire de logique formelle commence par l’affirmation catégorique de cet axiome qui se présente comme une vérité et qui en réalité recèle des erreurs grossières d’appréciation.

 

Il est superficiel.

 

Il lui manque la nuance.

 

Une autre pensée taoïste tout aussi paradoxale.

 

« Il n’y a rien au monde de plus grand que la pointe d’un cheveu – alors que la montagne Tai est petite ».

 

C’est une manière délibérément provocante pour exprimer une idée profonde, celle que l’Unité est faite de Multiplicité.

 

Je voudrais souligner au passage que cette intuition presque congénitale de la réalité a eu son impact indélébile sur les structures mêmes de la linguistique chinoise.

 

Il n’y a pas de place dans la langue chinoise pour des concepts d’immutabilité, de permanence, d’éternité. Dieu, Âme, Être, sont absents du vocabulaire chinois.

 

Les gènes chinois n’ont pas formé ces molécules qui pèsent si lourdement sur la conscience occidentale et qui ont fini par la rendre si exclusive, si intolérante.

 

N’est-il pas émouvant de constater que la plupart des propositions chinoises ne savent qu’exprimer un jugement absolu indéfini dans lequel les contraires et les contradictions se juxtaposent et dans lequel l’affirmation et la négation se distinguent à peine.

 

Ainsi la grammaire ou plutôt la syntaxe chinoise évoque déjà le tout cosmique en perpétuel devenir.

 

Ceci m’amène à vous exposer de plus près les deux notions de base qui en Chine sont par leur jeu opposée à l’origine de toutes choses.

 

Je parle du Yin et du Yang.

 

Deux types de traits (plein ou brisé) opposent entre eux les deux versants des choses : l’adret et l’ubac de la montagne, la lumière et l’obscurité, le dur et le malléable.

 

Ce ne sont pas des substances opposées, mais des forces d’énergie contraire qui se sollicitent, réciproquement et souvent dans une étourdissante simultanéité.

 

Ces mots signalent des aspects antithétiques et concrets du Temps et de l’Espace.

 

 

Yin évoque l’idée de temps froid – couvert – de ciel pluvieux – il désigne la retraite sombre et froide où pendant l’été on conserve la glace.

 

Yin se dit des versants ombreux des collines.

 

Yang éveille l’idée d’ensoleillement et de chaleur.

 

Il s’applique aux jours printaniers où la chaleur solaire commence à faire sentir sa force et aussi au 10ème mois de l’année où débute la retraite hivernale.

 

Il désigne les versants ensoleillés des collines, de l’adret, bonne exposition pour une capitale.

 

Il existe un adage à la base de toute pensée chinoise :

 

« Une fois Yin, une fois Yang. C’est là le TAO ».

 

On suggère ainsi les idées d’alternance et d’opposition qui sont à l’œuvre dans l’Univers.

 

Yi                    =  mutation

Pien               =  changement cyclique

T’ong             =  interpénétration mutuelle

 

Le couple Yin – Yang se voit attribuer cette action concertante que l’on imagine saisir au fond de toute antithèse et qui paraît présider à la totalité des contrastes qui constituent l’Univers.

 

Le monde est vu comme une totalité d’ordre cyclique constituée par la conjugaison de deux manifestations alternantes et complémentaires.

 

« Pour les Chinois, écrit le fameux astrophysicien Trinh Xuan Thuan, professeur à l’université de Virginie, les concepts de Dieu et de lois divines régissant le monde n’étaient pas opérants, puisque toute chose dans l’univers résultait de l’interaction du Yin et du Yang ».

 

La Chine ignore la notion de substance. Pour elle tout se résume dans la complexité des rapports changeants entre le Yin et le Yang.

 

Il est essentiel de retenir qu’il n’existe ni Yang dépourvu de Yin – ni Yin sans quelque trace de Yang.

 

Ce sont des polarisations impalpables qui engendrent des oscillations sans lesquelles le mouvement ne serait pas.

 

Et la dialectique incessante de leurs vibrations et de leurs ondulations est le principe dont est issue la trame du TAO.

 

Nous avons vu que le principe de la mutation permanente est une idée centrale de la philosophie chinoise. Aussi n’est–il pas aberrant de parler de la subtile absence de centre. La véritable centralité consiste à évoluer d’un centre à l’autre, par conséquent pouvoir aller dans un sens aussi bien que dans l’autre.

 

Sur ce point, la pensée chinoise a été infiniment plus proche des sciences exactes que la pensée grecque.

 

Jusqu’en 1572, l’astronomie occidentale était obnubilée par l’évidence aristotélicienne de l’immuabilité. Une Vérité tenace – presque deux millénaires ont été nécessaires pour la rendre caduque.

 

En 1572, le jeune Tycho Brahe en observant la constellation de Cassiopée trouvait une nouvelle étoile – la célèbre supernova qui lui fit douter de l’immuabilité aristotélicienne.

 

Tout comme l’Univers, les étoiles ont depuis le XVIIème siècle perdu chez nous leur substantialité.

 

Nous savons qu’elles naissent, vivent et meurent.

 

Leur histoire nous concerne au plus haut point puisqu’elle débouche sur la nôtre.

 

Nous ne sommes que des poussières d’étoiles.

 

Les astrophysiciens nous confirment que dans neuf milliards d’années le soleil aura épuisé sa réserve de carburant. La gravité le comprimera alors à la taille de la Terre. Il sera nain. D’abord un nain blanc encore plein de chaleur –  puis un nain noir invisible qui rejoindra les innombrables cadavres stellaires qui jonchent l’immensité des galaxies.

Il sera temps pour nos lointains descendants de trouver une colonie de remplacement et pour ceux qui attendent la résurrection de se mettre sur orbite loin du trou.

 

L’Univers du XXème siècle est celui du Bigbang.

 

En moins d’un demi-siècle, l’univers statique de Newton (on retrouve toujours le même souci de stabilité par peur du changement) est devenu dynamique, en expansion, rempli de mouvement et de violence.

 

Les travaux les plus récents de physiciens tels que Joliot-Curie, Lawrence, Fermi, Chadwick, Maurice et Louis de Brogolie, Niels Bohr et Oppenheimer nous montrent que plus notre investigation tend vers l’intimité secrète de la matière, plus nous nous trouvons en face de paquets d’ondes fuyantes, véritables fantômes de pure lumière doués d’une densité inconcevable, en dépit de leur étrange fluidité.

 

Des tourbillons d’énergie apparemment plus éthérés, plus irréels que les images évanescentes d’un rêve, dansent perpétuellement au rythme vertigineux de rondes incessantes.

 

L’Univers entier, depuis l’atome jusqu’à l’étoile est littéralement suspendu à cette réalité intensément mouvante.

 

La génétique nous enseigne que la nature fait subitement des sauts, sans qu’on les attende – des formes mutantes surgissent ! Les mutations sont là encore la règle. Ainsi le virus du Sida mute en permanence – ce qui rend le combat de nos laboratoires si désespérant.

 

*

 

Ainsi la Chine nous enseigne depuis l’aube de sa civilisation que l’Unité est faite de Multiplicité.

 

En Occident, Nikolaus von Kues a été un des rares à partager ce point de vue.

 

À 100 km d’ici, vous trouvez la patrie de ce grand penseur, Cardinal de l’Eglise sous le Pape Eugène IV de 1461 à 1464 qui a échappé au gril.

 

Il a vécu au seuil de la Renaissance (1401-1464).

 

L’avait-on oublié ?

 

La coïncidence des contraires est sa contribution majeure à la pensée universelle.

 

Le monde a toujours été vu comme une totalité d’ordre cyclique constituée par la conjugaison de deux manifestations alternantes et complémentaires.

 

Les missionnaires ont été choqués par le fait que pour les Chinois, tout pouvait être concilié et que la vérité, étant affaire d’approximation, il y avait intérêt à tâcher d’y accéder de divers côtés et à s’inspirer de ce qu’on pouvait trouver de meilleur dans chaque doctrine.

 

« Ils ne comprennent pas, dit le jésuite Longobardo, parlant des lettrés pourtant convertis, combien il est important qu’il n’y ait pas la moindre erreur dans les matières que nous traitons ».

 

Et puis cette phrase de Ricci qui nous met aux antipodes de la Chine classique (pas de celle d’aujourd’hui qui a remplacé le taoïsme et le confucianisme par un nouveau monothéisme : le marxisme, corps étranger dans le tissu chinois, un kyste d’importation occidentale et d’inspiration judéo-chrétienne – une nouvelle botte de paille provenant de la bergerie méditerranéenne) – mais voyez déjà la vertigineuse mutation qui est en train de s’opérer. Un communisme noyé dans un capitalisme sauvage.

 

Voici la phrase du père Ricci. A elle seule elle résume toute mon analyse.

 

« Une véritable orthodoxie refuse tout partage et exige une adhésion totale ».

 

Tchouang Tseu, philosophe qui a vécu au IIIème siècle avant Jésus Christ, répondit par anticipation :

 

 

« La source des maux humains vient de ce que chacun choisit un parti et refuse d’en voir le contraire, alors que la réalité comporte une alternance des contraires, dont l’un se dirige inévitablement vers l’autre. Ainsi, tout homme ici-bas s’en tient à sa vie, à ce qu’il peut, à sa vérité, sans envisager sa mort, ce qu’il ne peut pas, ses erreurs. D’où conflits avec nos semblables. Dépasser toute position personnelle, se mettre à la place d’autrui, voilà le salut de l’homme éclairé par la lumière du ciel, car la voûte céleste couvre tout et n’exclut rien ».

 

Grandiose n’est-ce pas ?

 

Aussi n’est-ce pas surprenant que la Chine a toujours été extrêmement tolérante en matière religieuse.

 

A l’époque Tang par exemple (618 à 907) exception faite d’une très courte période de troubles et de persécutions antibouddhistes, la capitale Tch’ang-an était terre d’asile pour toutes les religions indo-européennes. Des Nestoriens (Chrétiens) arrivèrent à Sogdiane et reçurent en 628 l’autorisation d’élever une église. Les Mazdéens étaient présents au Kansou. Les Manichéens trouvaient refuge à Tch’ang-an contre les persécutions de l’Islam. « Le plus grand éclectisme intellectuel et religieux régnait à la Cour aussi bien que dans le pays… ».

 

Quelle capitale de l’Europe chrétienne pourrait administrer dans son histoire une aussi éloquente preuve de tolérance ?

 

J’excepte la Toledo des Mozarabes des XIIème et XIIIème siècles que j’ai déjà évoquée et l’Amsterdam calviniste du XVIIème siècle sans pour autant oublier la malédiction lancée à la synagogue contre Spinoza – le fameux Chérem – qui reste un souvenir exécrable d’une période par ailleurs faste.

 

Jacques Gernet dans « La vie quotidienne en Chine à la veille de l’invasion mongole 1250-1276 » cite l’évêque de Ts’inan tcheou André de Pérouse 1326 : « Dans ce vaste empire où il y a des gens de toutes les nations qui sont sous le ciel et de toutes les sectes, tout un chacun est autorisé à vivre selon sa secte, car ils sont imbus de l’opinion, ou plutôt de l’erreur, que chacun peut faire son salut selon sa propre secte … » (Sinica Franciscana, édit. A. Van den Wyngaert, vol. I, Florence 1929, p.376).

 

Et voilà lancée dans des termes d’une clarté parfaite la fondamentale différence entre la chrétienté dogmatique et l’Orient agnostique. On ne m’en voudra pas de les répéter : « imbu de l’opinion, ou plutôt de l’erreur, que chacun peut faire son salut selon sa propre secte ».

 

Le bon Père Pérouse n’aurait pu mieux écrire pour illustrer notre propos.

 

Après l’évêque de Pérouse, ce sera au jésuite Ricci de faire trois siècles plus tard avec le même étonnement des constatations similaires.

 

Il s’étonne que Bouddhistes, Taoïstes, Confucianistes se rencontrent, se parlent et se recueillent tantôt dans les temples de l’un, tantôt dans ceux de l’autre.

 

Certes, il y a eu de temps à autre des convulsions – au VIIème siècle par exemple quand l’Empire du Milieu a réagi violemment contre le bouddhisme qui venant du Bengale avait envahi la peau chinoise y laissant des chancres donnant épisodiquement lieu à d’insupportables démangeaisons.

 

C’était le réflexe de l’Empire du Milieu contre l’intrus.

 

Le phénomène était rare.

 

Voyez, au moment même où Louis XIV révoqua l’Edit de Nantes au mois d’octobre 1685, l’Empereur Kanghi signa au profit de la chrétienté en place en Chine l’édit de tolérance.

 

Certes, il y a eu la persécution sous Yong-Chen. Mais à qui la faute ?

 

Voltaire nous le dit dans son siècle de Louis XIV : « On sent que les disputes qui aigrissaient les missionnaires des différents ordres les uns contre les autres avaient produit l’extirpation de la religion dans le Tonkin ; et ces mêmes disputes, qui éclataient encore plus en Chine, indisposèrent tous les tribunaux contre ceux qui, venant prêcher leur Loi, n’étaient pas d’accord entre eux sur cette Loi même. On apprit qu’à Canton, il y avait des Hollandais, des Suédois, des Danois, des Anglais, qui quoique chrétiens ne passaient pas pour être de la religion des Chrétiens de Macao ».

 

Toutes ces impossibles luttes, incongruités qui se greffaient sur une permanente provocation contre le culte des ancêtres et le Confucianisme, amenaient Yong Chen à se débarrasser de ces personnages le 10.01.1724.

 

Il faut lire Etiemble et la Querelle des rites pour comprendre pourquoi ils avaient fini par pousser à l’exaspération un peuple pourtant porté à la tolérance en chose religieuse.

 

Les divinités bouddhiques et chinoises furent brûlées par les missionnaires.

 

Pour les Chrétiens, tout culte est en effet diabolique en dehors de celui de la Vierge, de Dieu et des Saints.

 

Partout où ils sont passés, constate avec amertume un penseur chinois, les crânes des Bouddhas furent réduits en poussière et les textes des sûtras transformés en cendres.

 

Jean-Paul II avait provoqué des troubles à Ceylan parce qu’il avait gratuitement insulté les Bouddhistes en qualifiant leur philosophie de sotériologie presqu’exclusivement négative.

 

La Chine, et là je vise la Chine classique, celle des Mandarins et non pas celle d’aujourd’hui, grâce à sa philosophie de la complémentarité des contraires n’a pas connu de croisades, d’Inquisition, d’Index, de bûchers d’hommes et de livres, si on fait exception de celui allumé en 219 avant notre ère par l’Empereur fou grand unificateur de la Chine : Qin Shi Huang Di.

 

Il y eut ainsi des centaines, voire des millions de morts en moins – pour faits de religion s’entend.

 

Ce n’est déjà pas si mal.

 

Si la Chine connaît aujourd’hui l’Index, le Goulag, les exécutions sommaires sur la place Tienan Men, les camps de concentration pour Ouïghours et autres contestataires, elle le doit au kyste du marxisme, produit de l’intolérance distillé par le génie occidental qui restera longtemps encore subjugué par l’obsession du substantialisme, du monolithisme, du monopolitisme (voir Poliakov – Les totalitarismes du XXème siècle, p. 330.)

 

Méfiez-vous de tous les monos et de tous les jugements définitifs ; ils impliquent la possession de la Vérité – or quiconque est possesseur de Vérité est déjà potentiellement intolérant.

 

L’interrogation, le doute et une perpétuelle remise en cause sont les meilleurs garants de l’une des plus difficiles aspirations humaines : la Tolérance.

 

Terminons la conférence sur cette pensée de Jeanson Henri – ancien rédacteur en chef du Canard enchaîné :

 

« C’est vrai que l’intolérance et ses séquelles naissent de la conviction et que le doute adoucit les mœurs. »

 

« Le droit de l’intolérance est absurde et barbare : c’est le droit des tigres, et il est bien horrible, car les tigres ne déchirent que pour manger, et nous nous sommes exterminés pour des paragraphes. »

 

Voltaire

[1] L’ancêtre d’Orwell

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